LES MÉTAMORPHOSES

D’ABERDEEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JAMES  G . CLARKE

 

 


 

 

 

P R O L O G U E

 

 

 

Meudon 1987

 

 

 

Le grand studio que Denise a découvert pour moi dans la Résidence Montfleury prend forme. Huit cents mètres le séparent du très beau quatre pièces qu’elle occupe seule depuis son veuvage. C’est elle qui préside à l’aménagement de ma nouvelle demeure. Elle m’impose habilement ses goûts. Je n’ai aucune éducation dans ce domaine.

 

J’ai cependant décidé de n’y admettre que du neuf. En noir et blanc, depuis les meubles jusqu’aux ustensiles de cuisine. C’est ma façon à moi de rentrer en retraite. Le passé immédiat m’incommode. J’ai hâte de le distancer.

 

Elle dit : « Cette rage que tu as de te dépouiller de tout et de faire peau neuve à intervalles réguliers ça s’explique comment ? Tu me fais penser aux serpents ou aux sansonnets de ma Bourgogne natale ».

- Je préfère les sansonnets, dis-je. Les plumes conviennent mieux à mon histoire. J’en ai beaucoup perdu au cours de mes migrations ou de mes métamorphoses, si tu veux.

 

Elle installe sur le rocking-chair les coussins qu’elle a confectionnés. Je l’entends dire: « Il faudra que j’ajuste les sangles de l’appui-tête » et poursuivre : « Te voilà j’espère au terme de ton errance, et pour de bon cette fois. Mes enfants et moi-même voudrions enfin savoir... »

- Savoir quoi ? Suis-je si illisible que cela ?

 

Elle m’importune. Ils m’importunent tous avec leurs interrogations.

Je suis né un 29octobre. Le jour de la St Narcisse. Il est naturel que mon image sur l’étang de la vie soit difficilement déchiffrable par les autres.

Elle s’en va. J’admire une fois de plus son élégante silhouette et le raffinement de sa toilette. Chaque jour qui passe m’enracine plus profondément en elle. Je ne l’ai pas délibérément choisie. C’est elle qui m’a cueilli le jour où nos deux solitudes se sont croisées chez des amis communs.

Elle vient de me replonger dans un passé dont je n’ai tenu à garder que des vestiges matériels, jalons évocateurs de ma longue et dramatique histoire.

 

Cette feuille de route qui porte la signature de mon bisaïeul. Elle porte aussi les armes de la Grande Bretagne. Elle lui fut accordée par l’ambassadeur anglais accrédité auprès de l’Empereur Napoléon III, en 1854, à Paris. Elle est encadrée et suspendue au mur, à gauche de ma table de travail.

Je n’ai jamais pu savoir d’où venait cet arrière-grand-père qui est à l’origine des branches de la famille épanouies en Turquie, en Australie, en France.

 

Près de mon lit, une ancienne gravure sous cadre. Elle m’impose la vue de la ville de Smyrne, telle qu’elle était avant l’effondrement de l’empire ottoman, et  juste avant l’incendie qui la détruisit sous mes yeux d’enfant en 1922, quand Mustafa Kémal y entra en triomphateur.

 

Sur ma table, le pot où je range mes crayons. Je l’ai tourné et cuit moi-même à Garagos en Haute Egypte en 1961. Y figure le signe du Verseau, celui de Denise, comme par hasard. En dessous, court le début de mon long poème : « Mon eau, musique ordonnatrice de mon chaos. »

C’est à Garagos, loin d’Alexandrie où je me débattais dans les tourbillons de la Révolution de Gamal Abdel Nasser, qu’au cœur de la crise la plus cruciale de ma vie, j’avais envisagé de quitter la soutane des Frères pour me lier au sort des fellahs coptes assistés par les Jésuites du Caire.

 

Un coffret en cuivre martelé sur le meuble Hi-Fi. Il a la forme d’un sarcophage Seldjoukide. Je l’ai acheté à Ephèse en ce mois d’août 1951 où des milliers de pèlerins affluèrent vers le lieu-dit Panaya Kapoulou que les touristes connaissent aujourd’hui sous le nom de « Maison de la Vierge ».

Mon père et ma mère ont consacré les trente dernières années de leur vie à sa restauration et à son rayonnement dans le monde.

 

J’allais oublier le petit fox-terrier en bois sculpté qui garde l’entrée de mon séjour. Il a des yeux de verre et le regard mouillé de tous les terriers. Il était la mascotte de notre équipe de rédaction d’un journal interscolaire qui de 1952 à 1956 tenta de réconcilier le colonialisme culturel décadent des Ecoles étrangères d’Egypte, avec le nationalisme arabe renaissant.

 

Dans l’entrée, le signe du Scorpion en fer forgé. C’est mon signe. Comme le scorpion je réagis violemment à toute tentative d’encerclement. J’ai mal supporté les quatre années d’internement dans la Caserne de Saint-Denis au nord de Paris au milieu de deux mille britanniques et dans la hantise des camps de concentration.

 

C’est sans doute ce passé enfoui dans les profondeurs de mon subconscient qui resurgit dans le sombre collage affiché à ma droite. Je me souviens l’avoir composé dans un état second, alors que tout ce que j’avais construit à cinquante ans chancelait au bord de l’abîme.

Il y a un Chalet tout de guingois et cerné de traits noirs. C’est notre Chalet sur la montagne. Celui de ma femme, de nos enfants, de nos multiples amis. On l’appelle “Le Kapoulou”. Une forêt de lianes tentaculaires le menace de toutes parts. A l’arrière plan éclatent les tons orange d’un brasier dévorant.

Mes visiteurs disent que c’est un beau collage, et parce qu’il est encadré de blanc et de rouge, soutiennent qu’il rehausse admirablement l’esthétique de mon studio.

Moi seul sait ce qu’il m’a fallu de foi et d’amour pour préserver la vie qu’il abritait en cette année l978 où je l’ai créé dans un effort désespéré de survie.

 

- Avance, me disait mon père. Tant que tu peux apercevoir un endroit où poser un seul de tes pieds, ne renonce jamais.

Il m’avait surnommé A B E R D E E N par référence sans doute aux origines supposées écossaises de la famille.

 

La pelouse sous mon balcon scintille de jeunes pâquerettes  Le couple de merles familier s’ébat dans les platanes du parc et parmi les massifs de forsythia. Au pied du rosier arrosé par le tourniquet du jardinier, la terre fait le siège d’une goutte d’eau.

 


 

 

 

 

 

Smyrne 1922

 

 

 

 

Les grappes de sultani finissaient de mûrir sous le soleil d’août qui pesait comme un point- d’orgue sur Akhisar. L’heure des vendanges et des pressoirs allait bientôt sonner sur le plateau d’Anatolie.

 

Aberdeen et ses cousins, munis de sarbacanes de leur fabrication, étaient occupés à chasser les cigales ivres de canicule.

Soudain un appel : « Revenez vite, les enfants. On s’en va ! »

Il provenait de la maison basse enfouie là-bas sous les figuiers et les eucalyptus.

Ils hésitèrent un instant. Ils n’étaient là que depuis trois jours seulement. L’immense domaine de vignes et de vergers de l’oncle Vincent primait sur l’urgence de l’ordre.

Ils reprirent leur chasse.

 

L’appel retentit à nouveau, plus chargé d’angoisse que la première fois.

 

Quand ils pénétrèrent dans la fraîcheur de la grande cuisine ils comprirent que quelque chose de grave était arrivé. On bouclait nerveusement les paniers d’osier et les sacs. On groupait vêtements, objets disparates et victuailles. Il y avait dans le regard des grandes personnes comme le pressentiment d’un danger imminent.

Aberdeen sentit son cœur se serrer comme au jour où, affronté à un jeune renard, il avait tourné les talons et couru de toutes ses jambes, le renard à ses trousses.

 

- Dépêchez-vous pour l’amour du ciel, crièrent des voisins accourus des fermes voisines. Il faut arriver à trouver une place dans le dernier train annoncé. Les Turcs avancent et massacrent tout sur leur passage.

 

La grande offensive de Mustafa Kémal venait de briser la résistance des Grecs sur les bords du fleuve Sakarya. Rien ne l’arrêterait plus. Jusqu’à Smyrne, sur le littoral où l’arrière-grand-père d’Aberdeen s’était installé en 1859.

Au cours des jours qui suivirent l’attaque, la marche victorieuse des Turcs rasa sur son passage la plupart des villes d’Anatolie. Un million de personnes se trouvèrent sans abri et sans protection. Des Grecs et des Arméniens pour la plupart.

 

- Je reste, dit oncle Vincent. Il faut que les vendanges soient faites et les fruits cueillis. Moi et les miens ne craignent rien ; j’ai des appuis haut placés. Pour vous c’est différent.

Il faisait allusion aux deux familles Clarke venues passer chez lui les vacances d’été. Leur sécurité n’était pas assurée dans le désordre et la panique du moment.

 

- Que Dieu nous garde, murmura-t-il quand la petite troupe disparut au tournant des pressoirs.

Il eut le sentiment que les beaux jours des colonies étrangères établies depuis près d’un siècle sur cette terre hospitalière arrivaient à leur fin. 

 

La petite gare était déjà bondée... Des européens terrorisés, des paysans impassibles et des soldats débraillés qui racontaient en grec des choses incompréhensibles.

- Regarde les soldats, dit Aberdeen à son cousin James de deux ans plus âgé que lui. Quelle saleté !

- Sales et pas rasés, bien sûr. Ils ont l’air d’avoir peur, eux aussi.

- Je n’ai pas peur, crâna Aberdeen. Nous sommes anglais, non ? Les Anglais n’ont jamais peur.

 

Sur le quai, la foule hétéroclite s’impatientait. On commentait les rumeurs en grec, en turc, en arménien, en français.

Sifflante et fumante, la locomotive surgit enfin du tournant que mille paires d’yeux scrutaient depuis une heure. Le train s’immobilisa devant eux en grinçant.

Et ce fut la bousculade. Aberdeen perdit ses cousins de vue. Il grimpa avec les siens dans un wagon de marchandises déjà encombré de corps accroupis, de ballots et de paniers ficelés vaille que vaille. Il faisait une chaleur étouffante. Dans leur boîte en carton, les cigales qu’Aberdeen ne voulut pas laisser aux Turcs, s’agitaient, affolées. Il élargit un peu plus les trous qui leur permettaient de respirer.

Une odeur de melons trop mûrs et de pastèques éventrées flottait dans l’air.

- Mais quand donc ce train de malheur va-t-il démarrer ? cria en turc une voix éraillée.

- Pas avant que nous ne soyons tous égorgés, si Dieu veut, commenta sèchement une paysanne grecque qui allaitait son bébé.

Comme ce train était le dernier convoi vers le littoral, il fallut attendre les retardataires jusqu’à la limite de la prudence.

 

Chacun ayant fini de s’installer dans l’espace conquis par force ou par ruse, les rumeurs prirent un contour plus précis. Les soldats mêlés à la foule des civils expliquèrent qu’ils faisaient partie des fuyards de l’armée grecque. Quelques-uns portaient encore l’uniforme, mais beaucoup s’étaient mis en civil par crainte d’être identifiés et massacrés. Le mot “katastrofi” revenait sans cesse dans leurs récits, mais nul ne pouvait encore se faire une idée de l’ampleur que la catastrophe prendrait dans les jours qui suivraient. C’en était fait du rêve séculaire des Grecs qui depuis Alexandre le Grand aspiraient à s’étendre jusqu’à l’Euphrate. Ces soldats faisaient déjà partie de l’immense charroi d’épaves humaines qui irait bientôt finir dans les eaux ensanglantées de la rade de Smyrne.

 

A la tombée des premières fraîcheurs du crépuscule le train se mit en branle. Les flammes des bougies et des lanternes projetèrent sur les parois du wagon d’immenses ombres noires qui dansaient au gré de la brise du soir.

Interprétant à sa façon les bribes de conversation, Aberdeen, penché vers sa mère, lui demanda dans un souffle :

- Est-ce qu’ils vont nous tuer aussi ?

- Non, mon enfant, n’aie pas peur. Il faut vite rentrer à la maison et papa nous dira ce qu’il faut faire. Dors !

 

A Smyrne, les téléscripteurs de l’Eastern Telegraph crépitent jour et nuit depuis les événements d’Anatolie. Le père d’Aberdeen déchiffre fiévreusement les étroits rubans de morse qui défilent sans arrêt  Londres, relayée par Malte annonce que l’Angleterre n’interviendra pas dans le conflit. Ce matin même un câble de son collègue maltais précise que des croiseurs de la Royal Navy viennent d’appareiller en vue de l’évacuation des ressortissants britanniques

Le sort des siens en vacances à 16O km de là le préoccupe. Il les attend cependant avec confiance. Le tragique a toujours eu peu d’emprise sur lui.

Polycarpe Clarke avait dix-sept ans quand il avait été engagé par l’Agence smyrniote de « l’Eastern Telegraph » de Londres. Tout le monde l’appelait Pol. Son frère aîné George, avait choisi la carrière commerciale.

 

Pressant ses cigales contre son épaule, Aberdeen s’étendit près de son frère Joe. Sa petite sœur Dolly, toute menue dans les bras de sa mère, dors depuis longtemps, les pouces bien serrés dans ses menottes.

Le train file dans la nuit. Les destins de ses occupants - si dramatiques qu’ils paraissent - sont dérisoires au regard de ce qui se passe au cœur de ce que depuis 800 ans il a été convenu d’appeler l’Empire ottoman.

Le traité de Sèvres, signé en l920, avait distribué aux puissances occidentales et à leurs protégés, des territoires importants de l’empire moribond. Italiens, Français, Anglais, Grecs, Arméniens et Kurdes s’étaient attribué les dépouilles disponibles. La Macédoine, l’Egypte, la Syrie, la Palestine et la Mésopotamie avaient changé de maîtres.

Le général Mustafa Kémal exilé par le Sultan dans la région d’Ankara avait rejeté les stipulations du traité. C’était un stratège génial. Il incarnait en outre le jeune nationalisme turc. Il entreprit de contrecarrer les convoitises des occidentaux. Peu lui importait que les territoires arabes du Levant - vassaux des Turcs ottomans - fussent morcelés pour devenir des Etats sous protectorat français ou britannique comme ce fut le cas pour la Syrie, le Liban, la Palestine ou l’Egypte. Sa volonté farouche ne s’intéressait qu’aux territoires historiquement turcs, habités par des turcs authentiques descendant de Genghis Kan et des Kurdes. Il était décidé à les arracher à tout prix à la convoitise des Alliés d’abord. Il avait juré de les débarrasser ensuite de la tutelle débilitante du Sultan et du Calife de Constantinople.

L’Italie, la France et l’Angleterre avaient cédé aux pressions des négociateurs et s’étaient retirées des territoires turcs qu’elles occupaient. Seuls les Grecs s’acharnèrent à poursuivre à partir de Smyrne où ils avaient débarqué plus de cent mille hommes, leur marche vers Ankara. Le nouvel Etat arménien avait réussi de son côté l’annexion de la région de Kars.

- Je n’ai pas d’ambitions impérialistes, répétait Mustafa Kémal, mais vous ne m’arracherez jamais les terres habitées par mon peuple.

 

Il faut bien garder ces faits à l’esprit si l’on veut comprendre les événements qui suivirent la foudroyante victoire des armées turques en cette journée du 23 août l922. Elle signa la défaite de la dernière puissance occupante en Asie mineure et précipita la fin de la domination ottomane autour du bassin méditerranéen.

 

Quand il se réveilla au petit matin, Aberdeen constata que le monde extérieur avait sombré dans un peu plus de désordre.

Les fuyards embarqués à chacune des haltes de la nuit s’agglutinaient sur les toits des wagons. Melons, pastèques et sacs d’abricots volaient dans leur direction à partir des quais des gares où le train s’éternisait devant des sémaphores passés au rouge. On profitait pour commander thés et cafés aux marchands improvisés qui couraient sur les ballasts. En rase campagne, il fallait se garder des liquides insolites que le vent rabattait à l’intérieur du wagon. Aberdeen ne comprenait pas pourquoi l’ordre naturel des choses avait changé si brutalement. Son rêve de la nuit lui revint en mémoire. Des milliers de cigales couvraient les troncs d’arbres de la propriété d’oncle Vincent. Quand il s’en était approché, il découvrit avec horreur que ce n’étaient que des mues desséchées et vides. Il s’était réveillé en sursaut. Ses cigales à lui étaient bien vivantes. Il se sentit rassuré.

 

A l’embranchement de Manissa lui et les siens purent s’installer plus confortablement dans un wagon de voyageurs. Il avait cherché en vain ses cousins dans la foule. Ils étaient sûrement dans le train. Il retrouverait tante Louise, la femme de George et sa petite famille à Smyrne, leur destination commune.

Les nouveaux visages dans le compartiment lui parurent plus empreints d’inquiétude que de peur. Certains s’étaient absorbés dans la lecture des journaux du matin.

- Notre Sultan n’a que ce qu’il mérite, fit une voix. Il n’avait qu’à se montrer à la hauteur de sa tâche.

La réflexion sonna comme une provocation. Elle avait été formulée par un homme à moustaches, coiffé d’un fez. Il fit semblant de poursuivre sa lecture. L’approbation qu’il espérait ne tarda pas.

- Vous avez raison mon bey, commenta un jeune homme assis en face de lui. Le poisson pourrit toujours par la tête, c’est connu. Il y a trop de mollesse et d’inextricables intrigues au Sérail. Notre pays vit dans la pestilence.

- Le vent nouveau qui souffle d’Ankara va balayer tout celà, jeune homme, ayez confiance.

- Qu’Allah vous entende, mon bey !

- Et que Mustafa Kémal nous aide, mon ami !

Il replia son journal et ayant jeté un regard furtif vers un couple de paysans faisant semblant de s’intéresser à autre chose, il lança un joyeux ”Allahasmaladik” et disparut dans le couloir.

 

 

Combien de temps encore dura le voyage ? Aberdeen ne s’en souvient pas. C’est si loin tout celà, et quand il s’agit de souvenirs, seuls nous restent, semble-t-il, ceux qui nous font constater après coup, qu’en ce qui concerne notre destinée, Dieu écrit toujours droit avec des lignes courbes.

Il fut heureux de retrouver la chaude odeur de la maison qu’il parcourut de bas en haut. Elle était située au cœur du quartier arménien, au sud-est de la ville. La troisième marche de l’escalier qui conduisait à sa chambre craqua comme d’habitude quand il posa le pied dessus. Il faillit désarçonner Joe qui glissait à califourchon sur la rampe. Il pouvait le faire impunément cette fois car les parents avaient d’autres soucis en tête.

Dans la joie des retrouvailles Aberdeen  n’avait pas remarqué combien son père était inquiet quand il les avait accueillis à la gare, et durant le trajet en phaéton tiré par deux chevaux.

Après tout, il était dépassé par les événements. Les petits enfants ne vivent pas dans le même univers que les adultes. D’ailleurs, comme il l’avait déjà remarqué, les grandes personnes s’arrangent pour que les enfants n’entendent pas ce qui pourrait les intéresser parfois. Il n’avait pas encore six ans et il était l’aîné de la famille. Les événements qu’il venait de vivre ne constituaient que le commencement des bouleversements qui allaient marquer sa vie et conditionner ses métamorphoses.

 

* * * * *

 

Les Clarke faisaient partie de l’importante population smyrniote. Celle-ci était constituée de communautés étrangères, catholiques pour la plupart. Elles vivaient en harmonie avec la forte colonie grecque orthodoxe établie depuis longtemps sur le littoral de l’Asie mineure. Il y avait aussi la riche et influente diaspora des juifs askhénazi originaire d’Espagne. Tout ce monde se sentait en sécurité au sein des musulmans et ne se formalisait pas outre mesure de s’entendre traiter parfois de “ghiaours”. Ce terme signifie “étrangers” avec une connotation religieuse.

Selon les concepts de l’Islam, la citoyenneté est rattachée en fait à la religion des personnes et non aux Etats sur le territoire desquels elles vivent. Les étrangers établis en territoire ottoman relevaient donc exclusivement des juridictions de leurs pays d’origine. Ce qui explique le rôle prépondérant joué dans cette partie de la méditerranée par les Chancelleries occidentales, les Ambassades, les Consulats et les Evêchés. Les affaires civiles et criminelles de leurs ressortissants étaient jugées d’après les lois en vigueur dans leurs pays respectifs.

On se réfère à ce statut particulier en évoquant les “Capitulations”.

On appelle ainsi le traité signé entre François I et Suleyman I en 1536, parce qu’il était divisé en “chapitres”. D’autres traités de ce type furent signés jusqu’au XIX ème siècle par la Grande Bretagne, la Russie et la Chine.

Si la France est considérée comme la protectrice naturelle des chrétiens d’Orient, elle le doit à ce traité. Les catholiques européens, à quelque nationalité qu’ils appartiennent furent d’ailleurs longtemps appelés “franghi” du mot gréco-turc qui signifie “ français ”.

 

On comprend que les événements d’Anatolie retentissent dramatiquement au sein de toutes ces communautés qui s’interrogent sur leur sort.

Que deviendront les biens accumulés par leurs ancêtres et par elles-mêmes sur ces rives hospitalières ? Leurs ancêtres étaient venus de Provence, de Gènes, de Trieste, de Malte, d’Athènes, de Grande-Bretagne vers le début du XIXème siècle. Ils avaient tissé un réseau inextricable d’alliances. Leurs descendants s’appellent Missir, MacPherson, Wilkinson, Gondran, Balladur, Xanthopoulos, Micaleff, Négroponte, Aperghi, Clarke... Ils se sont multipliés avec des fortunes diverses. Ils habitent divers quartiers de cette ville cosmopolite, perle de la Mer Egée, aussi vieille qu’Homère qui y composa l’Iliade, et aussi belle qu’Adonis qui y naquit des amours incestueux du roi Théias avec Smyrne sa fille, plus communément connue sous le nom de Myrrah.

 

C’est ici que plus proche de nous, Aristote Onassis a jeté les fondements de son formidable empire. Le monde entier commerce avec Smyrne. Les navires qui mouillent dans le port exigu, repartent les cales pleines de figues, de raisins, d’abricots, d’olives, de tabac ou de tourteaux divers, sans compter le coton, la soie, les textiles ou les tapis. Plusieurs de ses habitants dirigent d’importantes entreprises ou des services publics et fréquentent des clubs très fermés.

La ville regorge de richesses et l’on comprend que le soir venu, les innombrables cafés, restaurants et tavernes - seuls endroits où les convives ne se sentent plus “étrangers” par rapport aux autres - débordent de clients ravis de noyer leur différence dans les verres de raki, d’ouzo, de rétsina et de se saouler en chœur aux accents des rébétikas, des kléftikès, ces airs populaires nés sur place ou importés de Crète, évoquant les épopées où s’étaient illustrés d’antiques  héros auxquels ils s’identifient sans peine.

A quelque nationalité qu’ils appartiennent, il leur était difficile d’échapper à cette exubérante et tonitruante joie de vivre. Il leur était difficile de rester imperméables à cette culture presque charnelle où grand nombre de gestes quotidiens renvoyaient à des mythes, des drames olympiens ou de fabuleuses coucheries datant de quatre mille ans, mais toujours vivantes dans la conscience collective.

 

Il n’est pas incongru de parler ici d’une identité smyrniote spécifique, à condition de se référer à celle qui existait au moment des “événements de Smyrne” comme certains historiens qualifieront les événements qui se préparent en ce mois de septembre 1922.

Les détenteurs de cette identité ont illustré les arts, le commerce, l’industrie et la politique aussi bien en Europe qu’en Amérique. Certains occupent encore aujourd’hui dans le monde des places éminentes.

Ce qui les a brutalement dispersés à tous vents, comme des graines de pissenlit, c’est le souffle dévastateur qui s’était élevé au cœur de l’Anatolie.

 

Ni les Chancelleries occidentales, ni les observateurs politiques les mieux informés n’avaient voulu croire à une possible victoire de Mustafa Kémal, ce “chef de brigands” qui s’agitait du côté de la minuscule bourgade appelée Ankara.

Dès qu’ils apprirent la déroute des Grecs, les consulats étrangers organisèrent l’évacuation de leurs ressortissants. Des bâtiments des flottes anglaises et françaises jetèrent l’ancre dans la magnifique baie de Smyrne.

Craignant d’indisposer l’opinion arabe que Lawrence d’Arabie essayait de rallier aux intérêts de la Grande-Bretagne, l’amirauté anglaise persuada la France de ne pas se compromettre dans le conflit qui opposait les Turcs à la Grèce et à l’Arménie. Les ordres étaient formels : les vaincus devaient être laissés à leur sort.

Coincés entre la mer qui leur était interdite et les Turcs qui les harcelaient, Grecs et Arméniens se barricadèrent dans les quartiers sud-est de la ville dans le fol espoir d’échapper  au massacre.

 

* * * * *

 

En cet après midi de septembre la rue retentit soudain de bruits de sabots et de cliquetis d’armes. Toute la famille se précipita aux fenêtres du premier étage. Des cavaliers farouches coiffés du haut bonnet de poil, défilaient lentement et en rangs serrés sous les acclamations des curieux.

Mustafa Kémal faisait son  entrée triomphale dans la ville

 

Ce qui frappa Aberdeen c’est que, vu d’en haut, cela ressemblait à l’eau bouillonnante qui par certains jours d’orage courait au long des murs des maisons.

C’étaient donc là les Turcs qui massacraient tout sur leur passage ?

Il vit soudain sa mère se saisir de la bouteille d’eau de Cologne posée sur la commode. Elle en vida lentement le contenu sur le terrifiant défilé Beaucoup plus tard, il réalisa à quel point sa mère croyait aux mythes propitiatoires. Les faits prouvèrent que l’eau de Cologne fut répandue en pure perte ce jour là.

 

Le lendemain, son père revint précipitamment du bureau. Il cria d’une voix brisée par l’émotion :

-Tancia ! Fais vite les valises. On nous attend au Consulat. Nous partons. Prends juste le nécessaire, c’est une affaire de quelques jours. Nous reviendrons.

Et il repartit aussitôt.

 

De l’heure qui suivit Aberdeen ne se souvient que de valises qu’on bourre à la hâte, de choses et d’objets que l’on saisit pour les rejeter l’instant d’après, de sa petite sœur Dolly impatiente d’obtenir une réponse à la question inlassablement répétée : “On va monter dans le train ? ”

“Juste le nécessaire” avait dit son mari, mais l’instinct de Tancia obéissait à d’autres impératifs. Elle rabrouait la jeune bonne Stamatia qui cherchait à se rendre utile, et décidait seule des choix à faire.

Quand Pol revint, il trouva qu’il y avait trop de valises et exigea qu’on réduisit les bagages. Aberdeen vit alors sa mère retirer à regret toutes les pièces du trousseau de mariée qu’elle avait brodées de ses mains pendant des années et les replacer dans les tiroirs de la commode et les rayons de l’armoire. Puis, se tournant vers son mari, elle dit d’une voix neutre:

- Je garde quand même ton fusil de chasse et ton oreiller.

 

Alors qu’il descendait pour la dernière fois l’escalier familier, Aberdeen aperçut à sa gauche, trônant sur le buffet de l’entrée, la timbale d’argent, la cuiller et la soucoupe, cadeaux précieux de son parrain de baptême. Il esquissa un geste, mais se ravisant : « Puisqu’on revient bientôt... » se dit-il, « Tant pis ! » , et il rejoignit les siens dans la rue.

 

La cour du Consulat britannique ressemblait à un caravansérail. Presque tous les Anglais de la ville étaient là, attendant l’appel de leur nom pour les formalités d’embarquement. On se saluait, on échangeait les dernières nouvelles, on se montrait plus optimistes que les événements ne le permettaient, et chacun appréciait en son for intérieur le privilège de se trouver à l’abri du chaos environnant. Pour le reste, on laisserait faire le temps.

Trompant la surveillance de Stamatia, Aberdeen se joignit à ses cousins Charles, James et Ronald qui exploraient  les lieux. Ils ne remarquèrent pas que la bonne pleurait doucement dans un coin. Elle savait que son sort se jouait derrière la porte du bureau où siégeaient les agents consulaires. Elle était grecque et si on ne l’autorisait pas à partir avec ses maîtres, elle risquait de périr dans l’hécatombe qui se préparait.

- Il n’est pas question que je laisse cette fille dans cet enfer, disait le père d’Aberdeen.

- Mais vous savez parfaitement, Sir, que les ordres sont formels : il nous est absolument interdit de secourir les Grecs au risque de nous mettre à dos les Arabes du Moyen-Orient. Notre gouvernement s’est engagé.

- Cela fait partie des sales intrigues de nos politiciens : ce n’est pas mon affaire.

- Je ne peux être juge de celà, Sir, vous comprenez, n’est-ce pas ?

- Oui bien sûr, mais j’ai la responsabilité de cette enfant de 15 ans. Je l’ai engagée à mon service avec le consentement de ses parents qui habitent en Grèce. Elle n’a pas de famille ici. Il faut qu’elle parte avec moi.

- Vous ne supposez pas un instant, renchérit Tancia, que je vais porter mon bébé jusqu’au bateau ! Cette bonne nous est absolument nécessaire.

- Mais c’est impossible, Madame , fit l’officier, très embarrassé.

- C’est vous qui le dites, intervint Pol. Je veux voir le Consul.

 

Pat Wilkinson était un ami de longue date et un adversaire redoutable au “beziki” une variante du jeu de Jacquet. Ils se voyaient souvent au Club, les mercredis. Le Consul était également un de ces sages que n’embarrassent pas les principes quand il s’agit de trouver une issue à des situations délicates. Il saisit le passeport de son ami et y inscrivit lentement ;

« Autorisée à accompagner ses maîtres : la dite Stamatia. »

- Voilà, tu es en règle maintenant. Au revoir, Pol, et prends soin de ta famille. “God bless you ! ” ajouta-t-il avec émotion sur le seuil de la porte.

 

Il devait être environ cinq heures quand le convoi des ressortissants britanniques quitta les locaux du Consulat. Les consignes étaient strictes : il fallait rester groupés sur trois files encadrées sévèrement par deux cordons de marins. La distance à parcourir pour atteindre le navire de guerre mouillé dans le port n’était pas considérable, mais chargés de bagages et tenant les enfants par la main et les bébés dans les bras, hommes et femmes avançaient lentement.

Un silence épais pesait comme une chape sur la ville. Très loin vers l’ouest, là où les bras de l’admirable golfe se rejoignent sur la Mer Egée, le soleil couchant zébrait déjà l’horizon de vastes traînées rouge et ocre.

Une lourde rumeur montait du sud-est. Les dernières nouvelles confirmaient la volonté farouche des milliers de Grecs et d’Arméniens de se battre par tous les moyens dans le cas où l’armée turque prendrait l’initiative d’un assaut final. De rares piétons se hâtaient sur les quais déserts.

Aberdeen réalisa soudain que l’homme au large manteau sombre que le convoi venait de croiser, était revenu précipitamment sur ses pas. Il s’approcha du groupe et ouvrant son manteau, tendit un paquet oblong à qui voulut le prendre.

- C’est mon enfant. Sauvez-le, je vous en supplie. Je suis arménien ; je suis perdu.

Et il disparut avant que l’escorte ait eu le temps d’intervenir.

 

* * * * *

 

Ce bébé arménien Aberdeen l’a cherché parmi toutes les communautés arméniennes qu’il lui a été donné de rencontrer en Grèce, en Egypte, en Italie, en France et jusqu’au Canada. En vain.

Les récits mythologiques que la bonne Stamatia racontait aux enfants le soir au moment du coucher, étaient pleins d’enfants soustraits par ruse au sort que leur réservaient les méchants. N’est-il pas merveilleux que sur ces quais où un abominable massacre allait avoir lieu peu de temps après son passage, Aberdeen ait pu assister à la résurgence des mythes antiques ? La ruse et la pitié agissant de conserve pour sauver ce qui allait périr inéluctablement. D’autre part une autre coïncidence frappe l’imagination : Myrrha, la mère d’Adonis fut changée en cet arbre qu’aujourd’hui encore nous appelons l’arbre à myrrhe. On prétend que la résine qui suinte de son écorce représente les larmes de la déesse ainsi métamorphosée pour l’éternité.

Myrrah.....Smyrne. La mythologie n’en finit pas de conditionner notre interprétation des événements et notre vision du monde.

Qui sait si quelque part en Occident ce bébé de Smyrne, à jamais perdu de vue, ne continue pas de vivre sous l’aspect d’un arbre ou d’une plante. Il pleure peut-être encore sur les malheurs qui fondirent sur sa ville et son peuple au moment précis où le groupe des britanniques s’embarquait sur un croiseur prêt à appareiller.

 

* * * * *

 

Marins et réfugiés s’affairaient sur le pont du navire de guerre. Diligentes et habituées depuis des générations à faire face aux plus extrêmes urgences, les femmes tirèrent vite parti de l’espace, des matelas et des couvertures mises à leur disposition. Les hommes, par petits groupes, commentaient les derniers événements et se renvoyaient des propos optimistes dont ils savaient pertinemment qu’ils ne servaient qu’à conjurer les mauvais présages.

Les nombreux enfants du groupe couraient çà et là trop heureux de l’occasion offerte de découvrir au détour d’une coursive ou au contact d’une tourelle, des secrets qui dépassaient leur imagination. Leurs poches étaient déjà pleines de chocolats et de biscuits que l’équipage bienveillant leur avait distribués comme pour les distraire de la gravité du moment.

Aberdeen fut tout heureux de constater que son matelas voisinait ceux de ses cousins. Il y avait bien des farces en perspective au moment du coucher.

 

Ils étaient occupés à comparer l’importance respective de leurs richesses en barres de chocolat et en paquets de biscuit quand le son d’une cloche lointaine retentit à l’autre extrémité du pont. L’ordre fut donné à un représentant de chaque famille d’avoir à se présenter aux cuisines où serait distribué le repas du soir pour tous.

- Je vais avec vous, dit Aberdeen à sa mère qui passait, et il la prit par la main. Lorsqu’ils débouchèrent à l’air libre, une immense rumeur grondante frappa leurs oreilles. Elle était déchirée par moments de cris stridents et d’explosions indistinctes. La mère d’Aberdeen mit un certain moment à réaliser ce qui se passait. Se retournant brusquement, elle vit la ville en flammes. Cette partie précisément où Grecs et Turcs, soldats et civils confondus, s’étaient regroupés dans l’espoir de survivre.

 

L’immense brasier attisé par l’imbate, ce vent du soir qui se lève tous les jours à cette époque de l’année, gagnait rapidement le nord- ouest de la ville.

Et soudain Aberdeen s’aperçut que sa mère pleurait à gros sanglots. Il se mit à pleurer aussi, sans comprendre.

- Regarde, mon enfant, regarde. C’est notre maison qui brûle là-bas. Nous avons tout perdu !

Aberdeen se blottit contre elle et pensa au buffet sur lequel trônaient ses cadeaux de baptême. Il serra les dents et les poings sans rien dire.

 

Tout le monde se bousculait maintenant sur le pont essayant d’évaluer l’ampleur de la catastrophe. Les cris stridents qui perçaient la rumeur devinrent insupportables. Les explosions se muèrent en rafales d’armes à feu. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants couraient sur les quais et dans les rues avoisinantes. Des pans de murs s’écroulaient avec fracas dans les brasiers.

Penchés sur les bastingages, les témoins n’en croyaient pas leurs yeux. Dans l’eau noire du port éclairée par les reflets de l’incendie, des centaines d’êtres humains nageaient vers la première embarcation à leur portée. Contre la coque du navire, des malheureux suppliaient qu’on les hisse à bord.

Alignés sur les quais, des hommes en armes tiraient sans répit sur tout ce qui bougeait à la surface de l’eau. Cadavres et corps encore vivants, bois d’épaves, paniers éventrés et balluchons béants formèrent bientôt des îlots innommables flottant parmi la couche épaisse des algues noires qui ondulait lourdement. 

Frappés de stupeur par l’horreur de la scène, les adultes avaient négligé d’épargner aux enfants le spectacle répugnant qui se déroulait sous leurs yeux. Aberdeen, cependant, renonça vite à en voir davantage. Il enfouit la tête dans l’ample manteau que portait sa mère. Ses oreilles bourdonnèrent tard dans la nuit des cris et des gémissements qui montèrent encore longtemps de la mer après que le vacarme de la fusillade se fut tu.

 

La ville se consuma pendant trois jours. Les Grecs ou les Turcs - on ne le sut jamais - avaient détruit les aqueducs et brisé les canalisations d’eau dès l’apparition des premiers foyers comme pour accentuer l’ampleur du désastre. Personne n’intervint pour circonscrire l’incendie que le vent du premier soir avait attisé à son aise.

Mustafa Kémal avait établi son Quartier général dans une riche demeure qu’un négociant de la ville avait mis à sa disposition. Elle était située à Bornova, à l’extrémité nord du golfe, au milieu de jardins somptueux. Quelqu’un lui annonça que la ville était en flammes. Il sortit. La nuit était piquetée d’étoiles et sentait le jasmin. De la véranda, il observa  attentivement le tragique brasier. Sa suite l’entendit murmurer, comme se parlant à lui-même :

- Je n’y peux rien. Que périssent ainsi tous les ennemis de mon peuple !

Après quoi, tournant les talons, il rentra précipitamment et se remit au travail avec son Etat-major.

Les trois cinquièmes de la cité qui était l’orgueil des Grecs et le paradis de tant d’occidentaux, devinrent la proie des flammes. On estime à plus de 100.000 hommes, femmes et enfants le nombre de ceux qui périrent dans cette apocalypse.

 

 

Les premières lueurs de l’aube pointaient derrière le Mont Pagus au pied duquel la ville continuait à brûler. Les navires anglais et français  qui avaient recueilli leurs ressortissants - et quelques fuyards sans doute - levèrent l’ancre. Montés rapidement sur le pont après le réveil, Aberdeen et sa bande furent surpris  de se trouver au milieu d’une mer limpide et calme. Derrière eux, au fond de la rade, d’immenses traînées de fumée barraient  de noir les nuages empourprés apparus du côté du levant.

Ils restèrent un moment silencieux pour se donner le temps de comprendre ce qui s’était passé la veille. Pourquoi la mer était si propre tout à coup ? Pourquoi on n’entendait plus de cris et de gémissements ? .

 

La cloche qui annonça le petit déjeuner les tira de leur rêverie.

- Vite, les chocolats et les biscuits, s’écria Aberdeen en s’engouffrant dans l’escalier qui menait aux dortoirs improvisés. Ils eurent beau fouiller sous les oreillers où ils les avaient glissés la veille, chocolats et biscuits avaient bel et bien disparu au cours de la nuit.

- C’est encore une de tes farces, fit Ronald en s’adressant à Aberdeen.

- Je te jure que non. Quelqu’un nous les a volés.

Il fallut se rendre à l’évidence. Ni les parents, ni les personnes dûment interrogées ne purent donner des nouvelles des friandises auxquelles ils avaient à peine goûté la veille.

Des années plus tard, Aberdeen, revenant sur la disparition qui lui était restée sur l’estomac, si l’on peut dire, interrogea en plusieurs circonstances sa mère.

- Des chocolats ? Non, mon enfant, je ne m’en souviens pas. Je n’ai aucun souvenir de ce détail.

Un détail bien sûr, mais il était absolument certain que tout cela avait bien existé. Aussi réellement que les flammes de la ville et les cris des mourants. Personne ne lui fera croire qu’il avait rêvé. De l’excellent chocolat anglais, pensez donc ! Et des biscuits sans doute fourrés à la confiture de groseilles.

 

A bord, les journées s’écoulaient lentement. Dans l’insouciance, en ce qui concernait les enfants. Lourdes de graves préoccupations du côté des adultes qui s’interrogeaient sur leur avenir immédiat.

La plupart avaient tout perdu dans l’incendie et se demandaient comment allait s’organiser leur nouvelle existence avec le concours des autorités anglaises qui les attendaient à Malte.

Un soir, Aberdeen et son père, après avoir longuement marché au grand air, firent halte à l’arrière du navire pour contempler le sillage que les hélices traçaient sur les eaux noires de l’Adriatique. La nuit tombait subrepticement sur l’immensité de l’eau. Une nuit chaude et étoilée dont seule la Méditerranée peut donner le spectacle.

Dans le silence peuplé du bouillonnement des hélices et du ronronnement des machines, Pol se mit à parler comme s’il rêvait à haute voix.

- Et dire que nous voici probablement sur l’un des bateaux qui ont servi à évacuer les troupes anglaises de Lemnos, quelques mois seulement après mon arrivée là - bas, juste avant ta naissance.

Aberdeen se garda de poser des questions. Il savait que son père détestait être interrompu quand il racontait des histoires. L’oisiveté inhérente aux longs voyages aidant, il aurait peut - être la chance d’entendre ce soir ce que les grandes personnes ne confient jamais spontanément aux petits enfants.

 

- J’avais 25 ans, disait son père. La guerre durait depuis deux ans. Je travaillais déjà depuis sept ans à l’Eastern Telegraph. Comme le comandant anglais de Moudros avait besoin de recrues spécialisées, je me suis proposé. Ta mère  et moi nous nous fréquentions depuis notre enfance. Nous étions pauvres, et nos parents ne voulaient pas qu’on se marie. Je ne pouvais pas partir comme çà. Alors, un Père Dominicain accepta de célébrer notre mariage à la sauvette. Quelques jours après je pris le premier voilier qui se  rendait à Lemnos, laissant nos familles respectives se faire à l’idée que les choses étaient ce que nous les avions faites, ta mère et moi. Cà n’a pas été facile.

Ta pauvre mère ne s’habituait pas à la séparation. Un jour, à bout de patience, elle ramassa ses affaires, se rendit jusqu’au petit port de Ourla, sur la route de Tchésmé, face à l’île de Chio et s’embarqua sur un voilier de rien du tout, tout fatigué et vermoulu, mais aussi courageux qu’elle.

La traversée dura une semaine. Les trois premiers jours la tempête fit rage sans discontinuer, mais le bateau tint bon, et ta mère aussi. Je crois bien qu’elle occupa tout le temps à réciter son chapelet et à répéter son invocation favorite : “Panayamou sosto ! Ô sainte Vierge, sauvez - le ! ”

Tu sais qu’elle préfère la dire en grec, bien qu’elle sache aussi le français et le turc, mais en grec ça a un autre goût à la bouche. Aberdeen étouffa bien vite un rire joyeux qui lui avait échappé. Dans le silence qui suivit il s’enhardit jusqu’à encourager son père : “ Et alors ? ”

- Elle finit par me rejoindre, tu le sais puisque tu es né là -bas. Nous habitions une petite cabane sans confort mais la vie sur l’île était simple et tranquille. La guerre était loin. Nous n’en connaissions que ce que nous disaient nos appareils de morse sur lesquels nous restions penchés des heures durant, occupés à coder et décoder des centaines de messages qui allaient et venaient. Ils intéressaient Churchill, Lloyd George, l’amiral Wimsey, les capitaines des vaisseaux, les pauvres types qui se faisaient tuer sur terre et sur mer. Tout cela passait par nos deux doigts collés sur les manettes.

Aberdeen sentit que son père l’avait oublié. Les souvenirs de la campagne des Dardanelles à laquelle il avait été intimement mêlé l’absorbaient tout entier.

- Une clique d’imbéciles, fit-il encore avec force. Incapables de s’entendre. Anglais et Français auraient pu dix fois forcer ce sacré détroit s’ils l’avaient voulu vraiment.

Aberdeen perdait pied. Fort opportunément une ombre furtive vint se plaquer sur la jambe droite du rêveur. C’était Joe.

- Ah ! c’est toi ?

- Oui, c’est moi fit crânement Joe ; maman dit que c’est l’heure d’aller au lit.

Ils disparurent dans la nuit laissant Pol à ses pensées.

 

L’île de Lemnos... le port de Moudros avec son château en ruine. Les amitiés nouées là - bas et qui dureraient jusqu’à la mort. Les soirées passées à boire et à danser dans l’unique taverne du coin éclairée par des lampes à acétylène. Les nuits embaumées d’air salin, de thym et d’origan.

Soudain les notes des chansons populaires montèrent à ses lèvres et il se mit à fredonner doucement : « Assémé, assémé na se lismonisso ! » Un rébétiko célèbre qu’il aimait entre tous. (Note 1)

 

- Tant pis ! se dit-il à mi -voix, en pensant à son dénuement présent ; nous avons au moins eu tout celà.

Les scintillements à la surface de l’eau répondaient à ceux de la voûte étoilée.

 Allah büyük ! ajouta-t-il encore comme pour ranimer en lui l’espérance  que les derniers événements avaient ébranlée. (Note 2)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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(1)   « Laisse-moi, laisse-moi garder sans fin ton souvenir. »

 

(2)   « Dieu est grand » - Cette affirmation turque n’exprime pas uniquement un attribut de Dieu. Elle fait également allusion à sa bienveillante munificence. Elle est bien loin, culturellement parlant, du « Allah Akhbar » arabe. Le turc moderne lui préfère : « Tauri Uludur ».


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Malte 1922

 

 

 

 

Le voyage dura encore deux jours. Par un matin brumeux le port de la Valette se dessina au raz de l’horizon.

Le damier des rues de la ville prit bientôt forme à son tour. Des groupes de curieux s’étaient installés çà et là sur les marches par lesquelles certaines de ces rues aboutissaient jusqu’au bord de l’eau. Malte, alertée, s’apprêtait à accueillir les rescapés de Smyrne dont tout le monde parlait. Allaient-on trouver parmi les arrivants, des descendants des nombreuses familles parties d’ici au début du XIXème siècle vers les cités du Levant, à la recherche de meilleures conditions de vie ?

 

Les problèmes d’hébergement furent vite résolus par le service d’accueil mis en place. Restaient à examiner avec chacun des chefs de famille les possibilités de survie et les chances d’emploi. De toute façon, pour l’ensemble des réfugiés, Malte ne constituait qu’une étape obligée sur les routes aléatoires où les avaient jetés les événements.

 

Pol, se conformant à l’ordre reçu, se présenta dès le lendemain au bureau de l’immigration créé pour la circonstance.

 

- Les services de Sa Majesté sont très ennuyés par ce qui vient de se passer, monsieur Clarke. Vous comprenez celà, n’est-ce pas ? Nous avons des intérêts dans cette partie de la Méditerranée...et pas seulement économiques, si vous voyez ce que je veux dire.

L’officier était manifestement un ancien d’Oxford. Il accolait à la plupart de ses mots des “ euh ” diversement modulés.

- D’après ce que je crois savoir, vous êtes entré très jeune à l’Eastern Telegraph, cette Compagnie anglaise qui assure l’ensemble des communications par câble dans cette partie du monde.

- C’est bien celà, en effet, Sir.

- Vous vous êtes trouvé ensuite au cœur de notre réseau de communications et de nos services de renseignements durant notre occupation de l’île de Lemnos

- De 1915 à 1918 précisément, Sir. Oserais-je ajouter qui ni moi, ni mes collègues n’avons jamais compris pourquoi toute cette affaire des Dardanelles avait été menée de façon. euh, si brouillonne, dirais-je.

- Laissons celà, voulez-vous ! L’impression que nous donnons au monde d’agir en “ brouillons ” n’est que l’envers de notre pragmatisme, monsieur Clarke. Revenons aux urgences. Vous avez une famille à nourrir. Le ministère des Affaires Etrangères va s’occuper des indemnisations à venir. Barnes, mon assistant, vous remettra tout à l’heure de quoi pourvoir au plus pressé.

- Je vous remercie, Sir.

- Si j’en juge par les rapports de notre consul, poursuivit-il en ajustant son monocle avant de se pencher sur ses notes, votre grand-père a débarqué à Smyrne en 1859. Votre famille fait partie des notables de notre communauté là-bas. Il n’est pas dans nos habitudes de déserter nos zones d’influence sous la pression d’événements... comment puis-je dire ? ..d’événements, somme toute, épisodiques. C’est le mot, je crois.

Et sans laisser à son interlocuteur  le temps de réagir :

- Que comptez-vous faire maintenant, monsieur Clarke ?

- Prendre le plus rapidement possible contact avec mes chefs à l’Eastern Telegraph, pour commencer. Les convaincre ensuite d’assurer mon retour en Turquie. La région de Smyrne est trop précieuse à mon histoire et à mes souvenirs. J’ai contribué à la mise en place de centaines de kilomètres de lignes télégraphiques et mon grand-père a consacré des années de sa vie au projet de voie ferrée qui relie Smyrne à Aydin, à l’intérieur de l’Anatolie. Beaucoup de membres de notre parenté sont encore sur place. Et il y a les amis. Tout cela compte, Sir.

- J’apprécie votre détermination. Je me suis toujours demandé d’ailleurs ce qui pousse les Anglais - les Ecossais plus précisément, corrigea-t-il en souriant - à émigrer si facilement. S’ennuieraient-ils sur notre île, “ce sol béni, ce royal terroir, cette Angleterre...” dont parlait Shakespeare ?

- Les marins trouvent parfois qu’un port d’escale a plus d’attrait que leur port d’attache, Sir. Il ne faut pas leur en vouloir. Le cœur a ses raisons...

- Oui je sais, fit-il en se levant, vous me renvoyez à Pascal. Notre Empire  doit beaucoup aux aventuriers du cœur

 

Barnes les rejoignit sur le pas de la porte, tendit une enveloppe cachetée et s’éclipsa discrètement

- Je vous souhaite la meilleure chance possible, monsieur Clarke. J’ai été heureux de faire votre connaissance.

 

 

Kingsway, l’avenue principale, et la rue des Marchands grouillaient d’une foule bariolée à travers laquelle les phaétons essayaient de se frayer un passage. Bien que moins décorés de sequins et de perles bleues dessinées à exorciser le mauvais œil - si on les comparait à ceux de Smyrne - ils atténuaient par leur présence le sentiment de dépaysement.

 

Il avait été convenu que la famille se retrouverait au bord de l’eau pour le déjeuner pendant lequel on ferait le point sur la situation.

- Pol ! cria une voix. Pol, on te cherche partout ! .

C’était Pat Fergusson, un collègue de bureau et un vieux compagnon de mémorables parties de chasse au sanglier. « les gens de l’Eastern veulent te voir. Ils ont une proposition à te faire. »

- J’ai l’intention  de leur rendre visite, mais pour le moment je vais déjeuner avec Tancia et les enfants. Je te remercie. Comment les choses se présentent-elles de ton côté ?

- Pas mal, pas mal du tout. Dans une semaine ou deux je serai en poste à Syra. Le cher Bob s’arrache les cheveux pour constituer une équipe disposée à partir dans ce coin perdu des Cyclades. Il parait que l’Eastern a hâte de rétablir ses liaisons télégraphiques avec Smyrne. Tu sais comment ils sont à Londres. Pas du tout commodes. Bob est à bout de nerfs.

- Je vois, dit Pol, le regard perdu au loin. Un nuage noir cerclé d’argent  filait lentement au-dessus de la silhouette du navire de guerre qui les avait arrachés à la tourmente. Où se trouvent les bureaux de la Compagnie ? demanda-t-il brusquement

- C’est très simple. Tu hèles une de ces mauvaises copies de nos bons vieux tilburys, et tu demandes au cocher de t’y conduire. Tu as le temps de déjeuner et celui de faire la sieste si le cœur t’en dit : Bob ne peut recevoir que de quatre à six, si mes renseignements sont bons. Il t’offrira le thé, j’en suis certain. Ciao ! On se retrouve ce soir à l’hôtel.

 

Pol connaissait le chef de l’agence de Malte à travers les messages qu’ils échangeaient en morse, et les notes de service. Au cours des années, une solide amitié s’était nouée entre les deux hommes animés du même goût pour le travail bien fait et l’efficacité.

Bob était haut de six pieds six pouces. Elégamment vêtu de tweed et mâchonnant résolument le bout ébréché d’une Peterson baguée d’argent. Que la pipe fut allumée ou éteinte, peu lui importait. Elle faisait partie de sa silhouette, comme la moustache blonde qu’il taillait soigneusement tous les matins. Il était aimé et craint à la fois par tous les membres de son équipe. S’il ne transigeait jamais sur le service, il manifestait par contre un grand respect envers ses subordonnés et les séduisait par sa générosité.

Ils échangèrent une longue poignée de mains sans se quitter des yeux.

- Te voici enfin, vieille branche ! Dans quelles circonstances, mon Dieu ! Je compatis profondément à tes malheurs, sois- en certain.

- Je te remercie, Bob. Je suis également heureux de te voir et j’espère que nous allons continuer à travailler ensemble. Quant à mes malheurs, on en reparlera une autre fois, si tu veux bien. Je viens de rencontrer Pat Fergusson Que se passe-t-il exactement ?

- J’ai en effet une proposition à te faire. Il me manque un homme pour Syra. Qu’en penses-tu ?

- Pourquoi Syra ? C'est une petite île de rien du tout au milieu des Cyclades. Qu’allons-nous faire là-bas ? Je n’en vois pas l’intérêt.

- Moi non plus - ou presque. Les gens de Londres voient plus loin semble-t-il. Il se sont mis dans la tête que ...”l’Eastern  Associated Telegraph Companies Cable System ”- et il étirait les syllabes d’un ton mi-ironique, mi-amusé - l’Eastern , donc, a besoin d’un relais vers l’île de Ténédos. Surveillance des câbles, allègement du trafic et tout le tintouin que tu connais. Il faut admettre que le chaos s’installe sur la côte asiatique, et il n’est pas près de cesser. Le nouvel Etat turc, s’il voit le jour, aura besoin de nous, qu’il le veuille ou non, pendant quelques années encore avant d’être en mesure d’assurer lui-même le fonctionnement de ses télécommunications.   

Nous retournerons à Smyrne un jour, Pol, j’en suis certain. Quand ? Là est la question. Syra n’est envisagée que comme une étape sur le chemin de retour.

- Si je comprends bien, tu me demandes d’aller m’enterrer dans ce trou.

- Pas du tout, mon cher ! Pas du tout ! J’en suggère simplement l’idée. Juste l’idée. Remarque cependant que ce trou, c’est la capitale des Cyclades.

Il prit le temps de rallumer sa pipe et ajouta : It’s up to you. C’est à toi de décider.

- Je n’ai pas d’autre choix, tu le sais, Bob. Notre maison a brûlé sous nos yeux. Nous avons emporté le strict nécessaire. Tout est à refaire. Et j’ai trois enfants en bas âge. On venait à peine de sortir de la gène, et voilà qu’il faut tout recommencer.

- Alors tu acceptes  ?

- J’accepte.

- Tu me soulages enfin d’un grand poids. Je te remercie. L’équipe est au complet maintenant. Il reste les formalités. Comme l’heure du thé est passée, que dirais-tu d’un bon scotch ? Allons sous la véranda, il y fera moins chaud qu’ici.

Tandis qu’on leur servait à boire, Bob compléta les informations concernant le nouveau poste.

- Le chef de notre agence là-bas est un certain Parker. Pas mauvais bougre mais sa cervelle remplit à peine une coquille de noisette. Nous comptons sur toi pour l’amener à regarder au-delà de son petit jardin et de se rendre compte que ce qui se passe à Athènes, à Constantinople et surtout à Ankara est d’une importance capitale. J’ai l’intime conviction que rien ne sera plus comme avant. Ce Mustafa Kémal ébranle l’équilibre de tout le Proche et Moyen Orient.

Ah ! J’oubliais : je vais donner des ordres à Parker pour qu’il loue une maison meublée à ton intention dans l’île. A propos, il y a paraît-il beaucoup de cailles et de perdrix là-bas. Encore un scotch ?

- Non-merci, fit Pol, à moitié absorbé dans la contemplation de la rade où les feux de la flotte anglaise au mouillage, commençaient à tracer des filets d’argent sur la surface de l’eau.

- Dans ce cas, tu voudras bien m’excuser : je dîne avec le Gouverneur ce soir et je dois me changer. Tu peux rester.

- Non. Je vais rejoindre les miens. Ils doivent s’inquiéter. Bonsoir, Bob, et merci

- Bonsoir, Pol. Ne t’en fais pas trop, tout va s’arranger.

 

 

Dans les grands salons de l’hôtel, les conversations allaient bon train. Par petits groupes, les réfugiés commentaient les nouvelles venues de Turquie, tout en essayant de s’informer du sort de ceux qui avaient choisi de rester sur place.

Aussitôt qu’elle aperçut son mari, Tancia  se fraya un chemin à travers les groupes.

- Alors ? Comment t’es-tu tiré d’affaire ?

- J’ai accepté Syra. J’aurais bien voulu t’en parler auparavant, mais nous n’avons pas d’autre choix, Tancia.

- Tout ce que tu décides est bien, mon ami. Tu verras, tout va s’arranger.

- J’ai déjà entendu cela de la bouche de Bob, tout à l’heure. “Ké min chirotira “(1) ajouta-t-il en esquissant un signe de croix. Où sont les enfants  ?

- Stamatia s’en occupe. Ils sont partis faire un tour en ville. Sais-tu qu’ici les rues sont interdites chaque soir aux voitures ? Cela me rassure.

A propos, ton frère George vient d’être nommé à Syra comme agent principal de la compagnie Import-Export qui l’employait à Smyrne. On ne sera pas seuls.

- C’est une bonne nouvelle en effet.

- Ecoutes, Paul, ne crois-tu pas que nous ferions bien d’acheter ici quelques affaires ? Il nous manque tant de choses !

- Tu as raison. Prends ce qu’il te faut là-dedans et fais pour le mieux.

Il lui tendit l’enveloppe de Barnes, encore cachetée.

- Penses cependant aux lendemains, ajouta-t-il en la fixant tendrement. Nous resterons ici quelques jours encore, probablement jusqu’à la semaine

 

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(1) “ Que le pire nous soit épargné !” - Il n’est pas rare d’entendre les polyglottes recourir à la langue qui exprime le mieux les sentiments qui les animent en certaines circonstances.

prochaine. Je te laisse. J’ai juste le temps avant le dîner, d’aller voir comment mon frère envisage la suite des événements.

 

Les deux frères ne se ressemblaient guère. Très haut de taille, et mince, George faisait tout pour entretenir l’illusion qu’il donnait d’un officier des Indes en congé. Il avait cette nerveuse beauté qui plaît aux femmes. Un peu dandy sur les bords, avec des yeux rieurs bien différents de ceux de son frère Pol dont on n’arrivait à surprendre la gaîté qu’à travers un mince voile de mélancolie.

Il avait l’insouciance et la légèreté des adolescents de l’époque qui considéraient que l’avenir leur appartenait, et qu’il serait sans surprises.

L’idée que la responsabilité du couple et l’éducation des enfants n’étaient pas vraiment de son ressort, s’était installée chez lui dès les premières années de son mariage, et il ne fit jamais rien pour l’en déloger. Sa femme Louise, d’origine autrichienne, le suppléait en tout. Tandis que son mari se préoccupait surtout de la représentation, elle déployait dans les coulisses, des trésors d’intelligence et de courage pour assurer le bien-être  et l’éducation de leurs quatre enfants.

Aberdeen l’aimait bien parce qu’il pressentait sous l’apparente dureté des traits, une chaleur qui ne demandait qu’à se répandre.

 

 

Pol trouva George en train de jouer au béziki.

Il était lui-même un fervent de ce passe-temps favori de tous les méditerranéens. Son frère était un joueur invétéré et souvent malchanceux.

La partie achevée, George empocha les enjeux et notant la présence de son frère, s’écria d’un ton amusé :

- Ah, te voilà ! Il y a une très bonne taverne dans le coin. Tu nous rejoins après dîner ?

- Je n’ai pas le cœur à celà. Je suis nommé à Syra. Toi aussi, si je comprends bien. As-tu fais tes plans ?

- Louise s’en occupe. Elle a même trouvé la maison meublée qui lui convient. Je ne sais pas comment elle fait. Et dire qu’on m’a toujours reproché d’avoir épousé une autrichienne. Un trésor, je te dis. De toute façon  je ne vois pas comment je pourrais l’aider. A propos, tu sais qu’on sera obligé de prendre avec nous sa cousine Hedwige ?

 

Pol connaissait bien l’existence de cette cousine et son histoire, mais il ne l’avait jamais rencontrée. Du temps où elle vivait à Trieste avec ses parents, elle était tombée amoureuse d’un jeune officier autrichien. Celui-ci l’avait remarquée un jour qu’elle revenait du marché. Il l’avait discrètement suivie jusqu’à la porte de sa maison. Hedwige ne s’était douté de rien. D’ailleurs le flirt ne faisait pas partie des distractions admises dans la famille. Le mariage était affaire d’alliances et non de cœur. Quant à ce qui se passait la nuit des noces, cet avatar inéluctable, toute jeune fille de bonne famille devait le subir en fermant les yeux et en pensant à autre chose.

 

Le jeune officier appartenait à une autre culture. Il prit l’habitude de faire les cents pas, tous les soirs, sous les fenêtres d’Hedwige. Celle-ci eut vite fait de remarquer la silhouette élégante  qui scrutait du regard la fenêtre derrière laquelle elle s’était mise à l’observer furtivement. Ni la pluie, ni le froid n’arrêtaient le soupirant. Son manège dura plus d’un mois, suscitant chez la jeune fille des pensées et des sentiments qui eurent vite raison des tabous familiaux.

Elle s’était arrangée pour se trouver comme par hasard, sur le même trottoir que lui, un soir. Ils s’étaient parlé et ils s’étaient plu. Au prix de ruses inouies, et dont elle était terrifiée elle-même, elle et son bel officier avaient lentement et prudemment parcouru  les étapes qui conduisent les amoureux jusqu’aux plus secrètes privautés.

Un dimanche après- midi elle avait enfin accepté de le suivre dans le coquet appartement qu’il occupait. Il lui avait servi un thé parfumé qu’il avait préparé dans un magnifique samovar.

- Mon père l’a ramené de Russie, avait-il fait remarquer en caressant son abondante chevelure de jais. Tu es plus belle, et tu m’es plus précieuse que lui. Je veux t’épouser. J’irai voir tes parents et ils ne pourront pas refuser : j’ai fait des études de droit et j’appartiens à une grande famille d’ici, tu sais ?

Sa main était descendue au creux de ses hanches. Elle sentit le monde entier basculer sur ses reins. Son ventre s’était mis à crier « ils n’ont pas raison ! Ils salissent tout ! » Et dans les secondes qui suivirent toutes ses défenses s’étaient écroulées. C’est alors, au moment où le membre du jeune homme effleurait son sexe, qu’elle avait saisi le sucrier d’argent tout proche et avait sauvagement frappé.

En proie à une hystérie soudaine, elle s’était précipitée dans la rue en hurlant. On avait eu du mal à la maîtriser. Elle fut hospitalisée pour quelque temps, et pour échapper aux qu’en dira-t-on, ses parents l’avaient confiée à des amis qui vivaient à Malte.

 

- Comment va-t-elle ? Demanda Pol. Ne va-t-elle pas être une charge supplémentaire ?

- Louise prétend que non. Elle la connaît bien, et d’ailleurs sa tête se remet en place, ses crises de dépression se répètent moins souvent et ses maux de tête ne sont plus aussi violents. On ne peut décemment pas la laisser chez des gens qui l’ont accueillie après le drame. Ils sont trop vieux maintenant.

- Je fais confiance à Louise, mais avec tes quatre enfants qui grandissent - et avec les autres que tu prépares, je te connais - il te faudra une maison suffisamment vaste.

- Je t’ai déjà dit que Louise a trouvé ce qui convient : deux étages et un grand jardin. Et toi ?

- Rien pour le moment. Bob, notre agent ici, s’en occupe. Il donnera des ordres à Syra. Allons dîner, c’est l’heure.

- Tu ne nous rejoins pas à la taverne ?

- L’envie ne m’en manque pas, tu sais, mais je préfère éviter les dépenses pour le moment. A bientôt !

 

L’hôtel n’était pas loin. Pol s’y rendit à pied. Dans les rues illuminées, une foule cosmopolite très semblable à celle de Smyrne, déambulait nonchalamment, heureuse de la fraîcheur de ce mois de septembre finissant.

Les costumes clairs des marins tranchaient ici et là avec les traditionnelles « faladettas », ces énormes capes noires surmontées d’un large capuchon que certaines femmes de l’île portaient encore avec grâce.

Les gens s’interpellaient en grec, en italien, en français, en anglais et en dialecte maltais. Il longea le Palais du Gouverneur qui est aussi celui du Parlement, et il eut une pensée pour Bob qui s’y trouvait sans doute, déjà.

L’écho des chansons familières qui parvenait à ses oreilles, la douceur de vivre qui émanait de l’heure, le submergèrent soudain d’une nostalgie presque insupportable. Il pressa le pas comme pour s’arracher au chant des sirènes dont il avait autrefois goûté sans réserves le charme envoûtant

 

Quelques jours après,  on les avertit que leurs papiers étaient en règle.

Ils pourraient embarquer sur le prochain bateau en partance pour Le Pirée. Louise et Tancia, le cœur léger, prirent plaisir à flâner dans les magasins, en quête des dernières emplettes qui s’imposaient.

Du côté des enfants l’excitation était grande. Leur imagination exaltée par la perspective d’un nouveau voyage, et les fourmis qui leur couraient dans les jambes, donnaient bien du mal à la bonne chargée de les aider à tuer le temps.

 

Le jour du départ arriva enfin. Le bateau appareilla à l’heure où le rocher de Malte se découpait sur la toile embrasée du couchant.

A l’escale du Pirée, ils passèrent deux nuits dans un grand hôtel du côté du Phaliro en attendant de trouver des places sur l’un des caboteurs qui desservent les Iles des Cyclades deux fois par semaine. Aberdeen se souvient de la merveilleuse plage de sable fin sur laquelle ils se promenèrent pendant des heures comme dans un rêve. Son père n’avait pas résisté à l’appel des  tavernes du coin, fiefs des orchestres populaires célèbres pour leur interprétation des danses traditionnelles au son des bouzoukia.

 

Et par un matin ensoleillé, sous le caquetage bruyant des mouettes qui l’escortaient, le bateau sur lequel ils avaient réussi à s’embarquer, jeta l’ancre dans la petite baie d’Ermoupolis, le principal port de la capitale des Cyclades.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Syra 1922 - 1927

 

 

 

 

 

Les Cyclades - une vingtaine d’îles pittoresques et d’îlots stériles - sont rangées en cercle autour de la plus célèbre d’entre elles, Délos, l’île sacrée où Leto donna naissance à Apollon et Artémis, les jumeaux le plus connus de la mythologie grecque.

Syra mesure à peine 15 kilomètres de long sur 10 de large. Un rocher brun et dénudé, mais qui à l’époque de l’âge de bronze, avait participé à la prospérité de Mycènes

Rongé par l’érosion à la suite d’un déboisement systématique, il est couvert de buissons parfumés entre lesquels paissent avec persévérance d’innombrables troupeaux de chèvres et de moutons.

Les maisons de la ville qu’Aberdeen et les siens eurent tout le loisir de scruter en attendant les formalités de débarquement, s’agglutinent sur les flancs des collines tombant en cascade jusqu’aux quais du port. A droite, au-delà de la jetée faite d’immenses blocs de granit grossièrement empilés, la falaise blanche s’enfonce à pic dans la mer.

 

Quand ils eurent mis pied à terre, Parker les accueillit d’un cordial « Soyez les bienvenus. » Et sans plus de cérémonie, héla deux porteurs qui se chargèrent des bagages les plus encombrants. Il n’était pas question de louer un des rares taxis disponibles, ni l’un des nombreux « karrozzin » poussiéreux qui stationnaient tout près. L’endroit où Parker les menait se situait au bout d’un dédale de rues en escalier dont les marches avaient deux à trois mètres de profondeur.

Ils avaient l’impression d’avancer dans un labyrinthe à ciel ouvert tellement les rues étaient étroites. Impossible de savoir ce que les murs blancs ou gris  qui canalisaient leur marche, cachaient derrière leur interminable enfilade.

 

Parker s’arrêta soudain devant une porte entr’ouverte et s’adressant à George, dit simplement :

- C’est ici. Le propriétaire vous attend. J’espère que les conditions  vous conviendront. Bonne chance ! Tandis que ses cousins se précipitaient dans la maison, Aberdeen jeta un rapide coup d’œil et aperçut un vaste jardin avec un puits au milieu. Du chèvrefeuille poussait autour de la poulie qui le surplombait.

- Votre maison se trouve à cent mètres plus haut, madame Clarke, suivez-moi s’il vous plaît.

 

Il y avait une petite entrée et une assez vaste cuisine à gauche. Un coin de la cuisine était occupé par une profonde citerne à margelle destinée à recueillir les eaux de pluie.

- Les maisons de ce quartier ne disposent pas encore d’eau courante, expliqua Parker. L’eau de la citerne sert aux usages domestiques. Quant à l’eau potable, elle est vendue par des marchands ambulants, à la criée. Chacun fait ses provisions pour la journée ou la semaine. Pour la cuisinière, vous avez le choix entre le charbon et le bois. Il faisait sombre. Les enfants échangeaient des regards atterrés.

Un escalier de bois conduisait au premier étage. A droite du palier s’ouvrait une petite salle à manger, et à gauche, une chambre plus vaste suivie d’une autre plus petite.

- Les toilettes se trouvent en bas, dans la petite cour, à droite de l’entrée. Il n’existe pas de salle de bain, évidemment. Un « tub » dans la cuisine fera l’affaire, je pense. C’est tout ce que j’ai pu trouver, ajouta Parker un peu embarrassé. Le propriétaire vous loue ce meublé à bon marché si je me réfère aux loyers pratiqués en ville. Je vous remettrai le contrat quand on se verra au bureau, Pol. Rien ne presse. Prenez le temps de vous installer .

Et après avoir salué brièvement, il s’en alla.

 

Aussitôt la porte refermée sur lui, tout le monde resta silencieux un long moment comme frappé de stupeur devant un si grand dénuement.

Ce fut Tancia qui se ressaisit la première.

- Ce n’est rien, je vais arranger tout celà, vous verrez. Stamatia ! Ouvre vite toutes les fenêtres ! Il faut chasser cette odeur de moisi, pour commencer.

 

* * * * *

 

Ils étaient tous absorbés aux tâches immédiates qui s’imposaient quand retentirent des cris joyeusement modulés. C’était l’heure du maraîcher. Il montait la rue en égrenant le contenu des lourds paniers en osier que portait son âne: Tomates ! Salades ! Melons ! Raisins sultani ! Figues toutes fraîches ! .. Tout ce qu’il vous faut, mesdames, et ce sera pour rien !

Joe et Aberdeen s’amusèrent longtemps à commenter le manège du bourricot. A cause de la forte pente, il progressait en zig - zigzag d’un côté à l’autre de la rue. Tancia descendit et fit pour la première fois les achats nécessaires avec tout l’art du marchandage qui lui était coutumier.

Le crieur d’eau  se fit entendre après le déjeuner. Stamatia fit remplir les deux dames-jeannes qu’elle trouva dans un coin  de la cuisine. Et c’est vers six heures du soir que défila dans la rue envahie par l’ombre des façades, le petit troupeau de chèvres annoncé par le tintement des clochettes pendues à leur cou.

- Je suis sûr qu’on soupera au thé et au riz au lait, souffla Joe à Aberdeen  tandis qu’ils observaient la traite des bêtes.

- Et demain matin, ce sera de nouveau la crème épaisse cueillie à la surface du pot de lait bouilli pour nos tartines sucrées.

 

Après le souper, Aberdeen retrouva les ombres fantastiques que la lampe à pétrole dessinait sur les murs au fur et à mesure que la petite procession conduite par la bonne, passait de la salle à manger à la chambre du fond qui était celle des enfants. Tancia les rejoignit et à genoux au pied d’un lit, ses enfants agenouillés autour d’elle, dirigea la prière du soir tandis que la vieille horloge de la maison sonnait huit heures.

 Les rites anciens reprennent leurs droits constata avec plaisir Aberdeen. On est au lit à huit heures tapantes comme dans l’ancienne maison. Les ombres familières projetées par la lampe à pétrole sont là aussi, et avec elles les personnages mythiques dont Stamatia continuera à nous raconter les histoires.

 

 

La première chose que Joe et Aberdeen firent le lendemain, fut de rendre visite à la maison des cousins. La véranda donnait dans une vaste salle centrale autour de laquelle se trouvaient les chambres et la cuisine. Tante Hedwige logeait à l’étage.

- Vous avez de la chance de posséder un jardin, dit Aberdeen en suçant la corolle d’une fleur de chèvrefeuille ! Joe, de son côté se pencha sur la margelle du puits et lança à tue-tête des Ah ! des Oh ! et des Hou ! que l’écho lui renvoyait aussitôt en plein visage.

- On ira chez vous demain pour comparer, dit Charles.

- Demain ? Tu n’y penses pas,  intervint Rey. Tu oublies que maman nous conduit à notre nouvelle école.

Pour simplifier les démarches, Pol et Louise avaient décidé d’inscrire les enfants à l’Ecole des Sœurs. L’année scolaire avait déjà commencé. Parker l’avait recommandée chaudement. Elle était située non loin de l’Eglise St-Georges vers le bas de la ville, et acceptait filles et garçons. L’école des garçons, tout en haut de la ville  était plus difficile d’accès. La fréquentation d’une seule école par tous les enfants des deux familles, présentait des avantages non négligeables la première année de leur adaptation à leur nouvel environnement.  Les Sœurs à cornettes réussirent très vite à apprivoiser les plus dissipés des « petits Clarke ».

L’automne était déjà bien avancé et l’on allait bientôt célébrer la Toussaint. L’unique brasero que la bonne finit par dénicher dans la sous-pente, était apprécié par toute la famille les soirs où le vent du nord soufflait en rafales.

 

 

- Il est terrible mon monstre, n’est-ce-pas, dit un jour Aberdeen à son frère occupé à jouer avec des noyaux d’abricot. Il avait taillé une bouche grimaçante avec de grosses dents pointues dans une grosse pastèque préalablement évidée. Je vais ajouter les yeux et le nez. Tu n’as qu’à faire comme moi, maman est d’accord.

C’était la première fois que Tancia ne s’était pas occupée elle-même de la préparation de la merveilleuse nuit d’Halloween. Pol avait expliqué qu’en Ecosse, les gens célébraient le nouvel an le 31 octobre, la veille de la Toussaint Ces « monstres » qu’ils fabriquaient, figuraient les âmes des ancêtres qui revenaient rendre visite à leur ancienne demeure pour se rappeler au souvenir des vivants.

Les deux frères n’étaient pas au bout de leur peine. Il fallut suspendre les pastèques à un bâton au moyen de trois bouts de ficelle, et planter une bougie à l’intérieur. Il fallut aussi attendre le soir que les deux familles avaient décidé de passer ensemble.

 

Et c’est ainsi qu’en cette nuit du 31 octobre,  sept faces illuminées, dodelinantes et pirouettantes au bout des perches qui les portaient, couraient de-ci de-là dans l’épaisse obscurité du jardin des cousins. Les parents, confortablement installés à la véranda étaient les seuls spectateurs de la fête cette année-là. Traditionnellement, les enfants auraient dû faire le tour des amis et des voisins, et leur proposer - au nom des revenants - le choix entre une gâterie ou une mauvaise farce. « A treat or a trick » comme on disait en Ecosse. Mais les deux familles n’avaient pas encore lié des liens suffisants en ville. Elles ne pouvaient pas se permettre de bousculer ainsi à l’improviste les habitudes de ses paisibles habitants.

 

Emporté par les fantasmes de l’heure, Aberdeen se planta devant le chèvrefeuille et se mit à hurler à tue-tête : « a treat or a trick ! », « a treat or a trick ! »

-. Il n’y a personne là-dedans, lui cria Rey qui passait à proximité. Tu vois bien que les volets sont fermés ! Tu ferais mieux de m’aider à rallumer ma bougie, au lieu de parler à des fantômes... et en anglais par- dessus le marché.

Elle l’entraîna rapidement vers la véranda, à l’abri du vent Elle frotta une allumette. Sa face joufflue prit un relief fantastique avec deux gros trous noirs à la place des yeux. Des lueurs rousses embrasèrent son abondante chevelure blonde.

- Recommence, dit Aberdeen tout excité. L’allumette s’est éteinte trop vite. Je veux revoir le monstre que tu fais.

- Idiot ! Aide-moi plutôt à rallumer ma pastèque où je ne te parle plus.

Ils allaient repartir quand Rey s’écria : « Regarde ! Regarde là-bas ! »

Debout sur la margelle, une ombre balançait très haut la face grimaçante d’un monstre tandis que plus bas, quatre autres visages hallucinants, dansaient autour de lui une farandole effrénée.

C’est à ce moment même que les grandes personnes décrétèrent prosaïquement que la fête était finie et qu’il était temps d’aller se coucher.

- Cà suffit, les enfants ! Il est temps de rentrer !

On ne transigeait pas avec les ordres de tante Louise. Les bougies s’éteignirent les unes après les autres. Aberdeen s’étonna de la facilité avec laquelle on pouvait faire disparaître tout un monde merveilleux où les choses  et les événements n’étaient que ce qu’on voulait qu’ils fussent.

 

* * * * *

 

Le monde des adultes commençait à intriguer énormément, Aberdeen. Apprendre à lire dans un livre n’est certes pas facile, mais déchiffrer le comportement des grandes personnes est une autre histoire. Il adorait jouer avec des puzzles. Il  finissait toujours par obtenir une image cohérente. Mais allez faire coller dans la tête ce que disaient les adultes avec la façon dont ils se comportaient.

La Sœur qui surveillait « l’étude » à l’école, par exemple, le déroutait.

Il était devenu le boute-en-train d’une petite bande qui rivalisait d’ardeur aussi bien en classe que sur la cour de récréation. Et quand on défilait en file indienne en chantant : « Le petit Jésus s’en allait à l’école, en portant sa croix sur ses p’tites épaules » Aberdeen trouvait que le monde était merveilleux. Le soir, il faisait comme les autres ses devoirs surveillés en attendant qu’on vienne le chercher. Il levait de temps en temps les yeux vers l’estrade où trônait la terreur. C’était une vieille Sœur, dure et méchante. Pour un rien, elle vous envoyait au piquet dans un coin en vous accablant de reproches acerbes. Après quoi, béate, les yeux mi-clos, elle continuait à égrener le long chapelet pendu à sa ceinture.

Dans la tête d’Aberdeen, les questions se bousculaient. Comment arrivait-elle à concilier tant de méchanceté avec la cornette blanche qui battait des ailes sur sa tête, et avec les formules que lui imposaient les grains de son chapelet ?

 

Il y avait aussi cette haute silhouette émaciée, à l’Ecole des Frères. On l’appelait “ le croque-mort “ à cause de ses longs doigts décharnés et de ses yeux profondément enfouis dans les orbites. Tous les Clarke fréquentaient maintenant cette école religieuse.

Aberdeen était bon élève, constamment en compétition avec celui qui lui disputait souvent la première place, un chouchou du professeur. Les deux « champions » surveillaient attentivement les notes des devoirs et des leçons inscrites régulièrement sur le grand tableau noir réservé à cet usage. Un jour, la note d’arithmétique attribuée à son rival parut excessive aux yeux d’Aberdeen. Il  manifesta  sa désapprobation en sursautant sur son banc. Le « croque-mort » le fixa longuement avec un regard sarcastique. Renonçant à toute prudence, Aberdeen se surprit à lui dire à haute voix en le tutoyant en grec : « Pourquoi me regardes-tu comme cela ? »

Sans un mot, le professeur pivota sur son siège et inscrivit ostensiblement un zéro pointé dans la colonne réservée à la note de conduite. Des “oh “ à peine étouffés manifestèrent l’indignation de la classe tout entière. Aberdeen réalisa soudain qu’il venait de perdre toute chance d’obtenir le Prix d’excellence à la fin de l’année.

Ni les excuses qu’il présenta, ni l’intercession loyale de son rival ne réussirent à faire lever la sanction. Le Prix d’excellence alla évidemment au chouchou du professeur. L’injustice était flagrante. Elle le troubla encore davantage durant la leçon de catéchisme, à la fin de la journée. Le professeur catéchiste contredisait le comportement du professeur d’arithmétique.

 

Et tante Hedwige ? Pourquoi se tenait-elle enfermée dans sa chambre au premier ? Et pourquoi devenait-elle si hargneuse quand la bande des cousins se livrait à de fantastiques parties de cache-cache dans le jardin ou la maison ?

Ils ne la dérangeaient pas du tout, mais elle semblait jalouse de leur bonheur. C’est surtout quand elle  surprenait Aberdeen avec Rey, sa cousine préférée, en train de se rouler dans l’herbe comme de petits chiots luttant à qui se mordrait l’oreille ou le bout du nez, que sa hargne devenait la plus glaciale. « Vilains petits gosses » décrétait-elle, avec mépris, en refermant sa fenêtre.

Le lobe de l’oreille de Rey avait la douceur des loukoums et ses joues la fraîcheur des prunes. Pourquoi les enfants peuvent-ils manger impunément des loukoums et des prunes mais ne doivent pas - parce que c’est vilain - mordre à loisir les lobes d’oreilles ou embrasser les joues qui leur plaisent ? C’était embêtant à la fin de passer des heures à chercher le sens caché des oracles par lesquels les grandes personnes intervenaient dans le monde des enfants.

 

* * * * *

 

Tancia annonça un jour  qu’un nouveau petit frère ou petite sœur arriverait dans la famille. Comme il n’y avait pas de cigognes dans l’île, elle expliqua que l’événement surviendrait par un trou au plafond ou du côté du cadre suspendu au-dessus du lit des parents. L’enfant Jésus que Notre-Dame du Bon Conseil tenait sur ses genoux, glisserait imperceptiblement dans la chambre.

L’idée d’un nouveau venu ne déplaisait pas à Aberdeen. Le problème était de bien surveiller l’endroit par où il entrerait dans sa vie. Plus les jours passaient, plus il semblait à Aberdeen que le petit Jésus s’approchait du bord des genoux de la Sainte Vierge. Du côté du plafond les choses n’avaient pas l’air de bouger. Pas de craquèlement de plâtre, pas de boursouflure suspecte.

 

Un après-midi où il lui sembla que l’enfant Jésus allait échapper à sa mère, il y eut grand branle-bas dans la maison. Une femme inconnue donnait des ordres à la bonne. Sur la cuisinière de la cuisine, une grosse marmite d’eau bouillait. Sa mère passa la journée au lit. Elle est un peu malade, lui avait-on dit. Mille questions se pressaient dans sa tête, mais il savait depuis longtemps qu’on ne doit pas se montrer trop curieux des choses qui ne vous regardent pas.

Et pourtant, Dieu sait combien Aberdeen était fasciné par les choses qui le regardaient - pour ainsi dire - autant que par celles qu’il regardait !

 

La bonne coucha les enfants plus tôt que d’habitude et refusa ce soir- là de leur raconter une histoire.

Le bruit des murmures et des objets qu’on déplaçait dans la chambre à côté, tint longtemps Aberdeen éveillé, comme à l’affût.

Il y eut soudain un bruit sourd, comme d’un paquet tombant à terre. Il conclut que le bébé était arrivé. Il s’endormit aussitôt.

Le lendemain, c’était un petit frère.

- Il s’appelle Edwin, dit sa mère. C’est un beau bébé avec une grosse tête. Viens l’embrasser.

Elle avait vraiment l’air un peu malade, mais son ventre était dégonflé.

Le petit Jésus s’était bien recalé dans le giron de la Sainte Vierge Il n’y avait pas de trace de trou au plafond. Il lui prit une terrible envie de rire et de se moquer de tout le monde. Il se retint. L’histoire du gecko que Stamatia leur avait racontée quelques jours auparavant, lui était revenue à l’esprit Il n’avait nulle envie d’être transformé en ce frêle lézard gélatineux qui courait parfois sur le plafond de la cuisine.

D’après Stamatia  le gecko est la métamorphose d’un petit garçon qui s’était moqué de la déesse Déméter, la terre nourricière en personne. Le petit garçon ne savait pas que c’était une déesse. Quand il l’avait vue, elle était déguisée en vieille femme affamée. On avait vite mis la marmite sur le feu et on lui avait servi un mélange d’eau, de miel et grains d’orge. Le petit garçon la regardait faire. Elle mangeait de façon si comique, qu’il éclata de rire. Vexée et furieuse, la vieille femme vida soudain sur la tête du rieur les restes de son bol. Et l’on vit alors le petit garçon se métamorphoser peu à peu en gecko, ce petit lézard jaune clair, bien connu, qui affectionne l’ombre fraîche des maisons et dont la peau translucide est parfois ponctuée de tâches ocre foncé.

 

Il est impossible de dire si Stamatia rapporta l’histoire d’après les « Métamorphoses » d’Ovide ou d’après le récit qu’en fait Hésiode. La question est d’ailleurs sans intérêt puisque la bonne ne savait pas lire. Elle racontait cependant à merveille les versions des mythes qui lui étaient parvenues à travers des siècles de tradition orale.

 

- Des fois que la femme qui était là hier dispose des pouvoirs magiques de Déméter... se dit Aberdeen en pensant au gecko qui traînait dans la cuisine... mieux vaut ne pas risquer de l’offenser en se moquant de sa marmite, du ventre gonflé de maman et du petit Jésus, sans compter le trou dans le plafond. Et en serrant les poings, il ajouta : « Je ne saurais donc   jamais comment il se fait que j’ai un petit frère. »

 

* * * * *

 

- As-tu des nouvelles de Smyrne ?

Tancia venait de poser un instant son ouvrage de couture. Il n’était pas commode de travailler longtemps sous la lumière vacillante de la lampe à pétrole qui les éclairait tous les deux. Elle attendit la réponse.

 

Pol leva les yeux du Daily Telegraph qu’il lisait assidûment tous les soirs. Il le recevait tous les matins de Londres au bureau.

C’était un rite auquel il tenait. Il ne voulait pour rien au monde se couper de ses racines britanniques. Il ne méprisait pas les cultures au sein desquelles la famille vivait depuis deux générations, loin de là, mais il tenait à la différence. Et il l’imposait farouchement à tous les siens. Il y avait en lui comme une résurgence de l’idéal victorien, fait de fierté exaltée par les chantres de l’Empire. Sa rigueur morale et son pragmatisme étaient reconnus par tous. Plus tard, avocats, archéologues, politiciens, princes de ce monde et princes d’Eglise seront frappés par son intégrité et la passion avec lesquels il épousera les causes qui solliciteraient son appui.

- Oui, dit-il. On a pu rétablir le contact avec les collègues turcs restés sur place. Tout rentre peu à peu dans l’ordre pour ainsi dire en ce qui concerne la famille. Mustafa Kémal, par contre, semble déchaîné. Nous venons d’apprendre qu’il a renversé le Sultan et qu’il l’a obligé à quitter Constantinople presque clandestinement. Les Anglais l’ont sauvé en acceptant de l’embarquer sur le croiseur Malaya, celui que tu as sans doute vu au large de Moudros quand nous y étions.

Il s’interrompit, le regard lointain.

- Ah ! J’oubliais, reprit-il brusquement. La pauvre tante Eugénie est morte dans son fauteuil roulant, en pleine nuit, le soir de l’incendie, pendant que le cousin Nico la poussait dans leur fuite. Les autres Micaleff se débattent pour relancer leurs petits ou leurs gros commerces avec l’étranger.

- Je ne me fais pas de soucis pour ceux-là. Avec Antoine à leur tête, ils seront toujours capables de transformer en or n’importe quelle poignée de terre. Elle paraphrasait ainsi la formule que les chefs de famille utilisaient en guise de bénédiction à l’adresse de leurs descendants. Je voudrais bien savoir, par contre, ce que deviennent les Gondran.

- On dit que ton frère Vincent a vendu ses vignes et ses vergers d’Akhisar et qu’il s’est installé à Marseille le berceau de ta famille. Il a l’intention de devenir banquier.

- Toujours aussi fou et mégalomane. Et ta mère ?

- Elle n’a pas bougé de sa maison. Elle ne risquait rien, tu le sais, dans le quartier de La Pointe.

- Elle ne m’a jamais aimée. Et elle ne nous a jamais pardonné notre mariage à la sauvette.

- C’est une vieille histoire Tancia. Nous ne regrettons rien, n’est ce pas ? Fit-il en la fixant tendrement.

- Si ! Je regrette la perte de mon trousseau. Celui que tu m’as obligé de retirer des valises.

- J’ai été stupide en effet. Pardonne-moi. Ce sera le “ kaïmos “ de ma vie. (1)

Il avait eu recours à ce mot grec si fréquent dans la bouche des chœurs des tragédies antiques commentant les souffrances des héros victimes de leur destin

- N’empêche ! Si tu m’avais laissé suivre mes prémonitions, j’aurais quelque chose à mettre dans les tiroirs de cette commode : des nappes brodées, des draps festonnées, des serviettes de lin, sans compter mes robes, mes chemises de nuit, mes combinaisons et mes jupons. Des années de travail parties en fumée.

Elle l’entendit  répéter : « J’ai été stupide, pardonne-moi » et il se leva pour l’embrasser.

La vieille horloge sonna onze heures. »Allons nous coucher » murmura-t’il. Tandis qu’ils se préparaient, il ajouta :

- A propos Tancia, je reprends le service de nuit dès demain soir. De neuf heures  du soir à  six heures du matin.  Tu connais la routine.

 

-Je m’arrangerai, sois tranquille. Les enfants ne te dérangeront pas durant ton sommeil, à ton retour.

___

1

“Kaïmos “, douleur du cœur éprouvée par les témoins des malheurs subis par les victimes de la volonté des dieux.

 

Tancia était française d’origine. Aberdeen lit encore son nom de famille  au hasard de ses rencontres avec les camions de déménagement GONDRAN qui sillonnent les routes de France et de Navarre. Si Pol se distingua par ses dons d’écoute et de dévouement aux grandes causes, Tancia excella dans l’art de tirer parti des moindres ressources disponibles pour aménager le bonheur de tous. De Pénélope elle avait la patience et la ruse, mais elle se prénommait Constance, et alliait à cette vertu un courage plus instinctif que réfléchi. Elle lisait et écrivait fort peu. Elle ne savait pas compter sinon avec le cœur et  pour évaluer à merveille tous les risques dont l’amour était l’enjeu. Ne s’était-elle pas audacieusement embarquée sur un frêle caïque quelques jours seulement après son mariage afin de rejoindre à Moudros celui qu’elle aimait et que la guerre avait appelé à servir ? La tempête fit rage pendant trois jours, mais le vieil Egée, reconnaissant sans doute en elle une fille de sa race, permit qu’elle arrive à bon port. Sa foi ne déplaçait pas seulement les montagnes, mais elle triomphait aussi des tempêtes.

 

* * * * *

 

L’été qui suivit la naissance d’Edwin, les deux familles décidèrent de passer les vacances à la campagne.

On leur avait indiqué un petit bourg sur la côte sud de l’île. Il s’appelait Finika. Ils louèrent deux vieilles fermes l’une située au bord de l’eau, l’autre dans un vignoble au sommet d’une colline. 

Pol ne pouvait évidemment pas abandonner son service à l’Eastern Telegraph. Il rejoindrait les siens le vendredi après le travail. En empruntant l’autobus poussif qui reliait les bourgades blotties au creux des criques du littoral, il avait toutes les chances d’arriver à temps pour le souper. Le plaisir qu’il tirerait de quelques bonnes parties de chasse atténuait la perspective de la séparation. Des collègues lui avaient confirmé que les cailles et les perdrix abondaient, surtout du côté de Aghia Phanéroméni.

 

Aberdeen et Joe passèrent quelques soirées à l’aider dans la préparation du matériel nécessaire. Jamais leur père ne leur parut aussi proche qu’en ces moments qu’il consacrait à son fusil, à ses cartouches, à ses vêtements de chasseur. Il les initiait avec passion aux secrets du montage du canon  et de la crosse. Il était très exigeant sur la propreté des pièces, et ne supportait aucun à- peu- près au cours du pesage de la poudre et des plombs. Ils apprirent comment remplir convenablement les cartouches, selon le gibier auquel elles étaient destinées.

Ils se faisaient bien reprendre vertement de temps à autre, mais rien ne réussissait à altérer le bonheur qu’ils éprouvaient à partager avec lui ces moments privilégiés.  

Quelques jours avant le départ, Edwin tomba malade. Il avait 40° de fièvre. Le docteur diagnostiqua une hernie linguale et dit que c’était grave. Aberdeen tournait autour de sa mère comme un petit chien affolé. Celle-ci tenait le bébé sur ses genoux et tout en renouvelant sans cesse les compresses, suppliait la Sainte Vierge de ne pas le lui reprendre. Elle se battit toute la journée et toute la nuit. Au petit matin la fièvre tomba. L’énorme bosse du ventre s’était presque résorbée. Le docteur qui s’était pointé vers neuf heures en s’attendant au pire, fut surpris de trouver le bébé endormi, calme et détendu.

- Il est sauvé, madame,  dit-il avec émotion. Je n’ai jamais vu pareil miracle. Votre acharnement a eu raison de ma science. Désormais, quand vous emmailloterez l’enfant, n’oubliez pas de bien serrer les langes avec la bande supplémentaire que voici, juste à l’endroit de la hernie.

 

Plus Edwin grandit, plus son abdomen lui posa de problèmes. On devait éviter de le faire rire aux éclats et tout effort violent lui était interdit. Quand il apprit plus tard qu’Achille lui-même avait souffert d’une faiblesse dangereuse du talon, il tourna la chose à son avantage, et la main sur l’aine, on l’entendit souvent rassurer son entourage par cette boutade qui lui devint familière : “ Je suis comme Achille, à la seule différence que nous ne sommes pas vulnérables au même endroit.” Cette vulnérabilité ne l’empêcha pas de devenir un avant-centre redoutable dans une des meilleures équipes de football de Turquie,  ni de passer son brevet de pilote de la Royal Air Force au début de la deuxième guerre mondiale.

 

 

La petite maison où ils aboutirent à Finika était plantée au milieu d’un vignoble qui descendait en pente vers la route du littoral. Tante Louise avait installé sa famille près d’une étroite lande marécageuse, mais saine où poussaient des rideaux de roseaux. C’était une maison de pêcheurs. Le sol était en terre battue. Il y avait des eucalyptus partout et une petite plage de sable fin. Les deux constructions, celle de la colline comme celle du bord de mer, logeaient sans doute en temps normal les descendants des réfugiés qui, cent ans auparavant, avaient fuit par milliers l’île de Chio et Patras sous la menace des Turcs ottomans. Pas confortables, mais propres et suffisamment meublées.

Quelle ne fut pas la surprise d’Aberdeen de constater qu’en plus de la maison, ils héritaient provisoirement d’un âne. Une cousine probablement,  de ceux qui s’arrêtaient régulièrement devant leur maison en ville.

Cet âne providentiel tombait à pic. Pour rejoindre les cousins sur leur plage il fallait parcourir au moins trois kilomètres. On ne pouvait atteindre la route carrossable qu’en empruntant d’étroits sentiers rocailleux bordés de murets ou de buissons épineux.

- Il nous servira de carrosse et  puisqu’on ne connaît pas son nom, nous l’appellerons Hercule, décréta Aberdeen.

- C’est bien malin dit Joe. Tu t’imagines son embarras quand nous lui crierons : “ Avance Hercule ! “

- Arrête tes mots d’esprit ! Tu sais bien que les ânes d’ici ne comprennent pas le français.

Ils trouvèrent le bât dans un coin de la rustique écurie attenante à la cuisine

- Tu crois qu’on pourra tenir à trois là-dessus ? lança Dolly de sa voix fluette.

- Il faudra bien. Deux sur le bât et un sur la croupe.

- Je ne veux pas aller sur la croupe, protesta Dolly. Cà va piquer de partout. Et elle releva sa petite jupe jusqu’aux yeux.

Aberdeen adorait sa sœur. Il réalisa tout à coup qu’il y avait des choses qu’on ne pouvait pas décemment imposer aux petites filles.

- D’accord, d’accord, fit-il d’un ton embarrassé. Tu monteras devant avec moi.

- Non ! s’écria Joe. Il n’y a pas de raison. Je prends le bât.

 

Durant toute la durée du séjour le privilège du bât fut l’objet constant de disputes interminables. Stamatia finissait par régler les conflits. L’âne de son côté, qui comprenait sans doute le français plus qu’on ne le supposait, s’arrangeait pour donner de temps en temps une bonne leçon à ses passagers.

Il choisissait un passage difficile sur le chemin du retour et faisait semblant de trébucher sur une pierre. D’un coup de reins, il envoyait le bât rouler sous son ventre. La bonne, affolée, relevait tout son monde, réajustait les harnais, et tout en administrant quelques coups de bâton au pauvre Hercule commentait invariablement l’incident d’un ton péremptoire.

- C’est bien fait ! Le bon Dieu vous a punis pour votre méchanceté.

 

On descendait chez les cousins deux ou trois fois par semaine, après le  léger repas de midi. On batifolait longuement dans l’eau peu profonde de la crique ou sur le sable fin. Le retour se faisait toujours avant la tombée de la nuit sauf les jours où oncle George et Pol avaient réussi à s’échapper de leur travail. Les deux familles prenaient alors le repas du soir en commun. Et c’était la fête. On faisait frire de grosses moules panées ou d’imposantes courgettes aillées. On grillait sur des sarments des daurades ou des rougets que l’on accompagnait de salades de tomates aux oignons savamment assaisonnées d’huile d’olive et de vinaigre parfumé. On terminait avec des raisins, des pêches ou des abricots. Les grandes personnes faisaient honneur à l’ouzo et à la rétsina, ce vin fortement résiné que Pol appréciait particulièrement.

Le repas terminé, les enfants recevaient l’ordre de se  retirer, laissant les parents prolonger la soirée et savourer à petites gorgées le traditionnel café turc  Stamatia sanglait Hercule et ramenait son petit monde à la maison.

 

Aberdeen se souvient encore de ces nuits de pleine lune qui enveloppaient leur marche. Ils longeaient d’abord l’interminable rideau de roseaux déployé sur un des bords de la route carrossable. Le silence profond et les ombres projetées par les roseaux ondulant sous la brise, faisaient peur aux enfants. Pour exorciser leurs fantasmes, Stamatia avait expliqué que le bruit des roseaux n’était autre que la lamentation des nymphes qui les habitent.

Elles pleurent depuis des siècles, avait-elle précisé, la mort de Narcisse, un très beau jeune homme qui par la malédiction des dieux était tombé amoureux de son propre visage. On prétend aussi qu’il passait son temps penché sur le miroir tranquille d’une fontaine, non seulement pour contempler son visage mais dans l’espoir de retrouver les traits de sa sœur jumelle disparue. Il faut ajouter qu’il l’aimait beaucoup et qu’elle lui ressemblait comme il n’est pas possible. Il était très triste et très malheureux. Un jour il se pencha sur l’eau pour embrasser l’image qu’il voyait. Il perdit l’équilibre et se noya. Les dieux le transformèrent immédiatement en une fleur qu’on appelle narcisse. Elle est jaune et se balance délicatement au-dessus des endroits où il y a beaucoup d’eau. Les nymphes ne se consolèrent jamais de sa perte, c’est pourquoi les roseaux qu’elles habitent depuis toujours  bruissent sans cesse,  même quand il n’y a pas de vent.

Les enfants ne se lassaient pas d’entendre la bonne raconter cette histoire. En experte conteuse qu’elle était, elle en variait les versions selon les circonstances.

Dès qu’ils atteignaient le commencement du sentier rocailleux, un paysage merveilleux et rassurant s’offrait à leurs yeux. Le monde s’ouvrait tout à coup comme un immense livre sous la clarté laiteuse de la lune. La petite troupe se mettait parfois à chantonner à mi-voix  “ Fenegarakimou lambro “ une des plus naïves comptines de son répertoire.

                      “ Ô ma lune étincelante !

                      “ Illumine mes pas

                      “ sur le chemin de l’école

                      “ où j’apprends des poèmes

                      “ et comment distinguer

                      “ les chemins du Bon Dieu !

Des bouffées de thym, d’origan, de myrrhe et de menthe sauvage les rassuraient comme les parfums qui signalent la proximité d’une présence familière.

Morts de fatigue, mais comblés, Joe, Dolly et Aberdeen cramponnés sur ce qu’ils pouvaient saisir du bât, admiraient en silence l’art avec lequel Hercule évitait toutes les aspérités du sentier. Ils retrouvaient la chaleur douillette de leur chambre. Un grillon chantait quelque part dans la cuisine où couvait le feu de bois qu’on attiserait le lendemain pour préparer le petit déjeuner.

 

Quand leur père était présent, tout le monde devait se ranger, comme on dit. Il ne souffrait aucun accroc à la discipline. Ses longues considérations sur la bonne conduite, la morale, où l’importance d’une solide instruction étaient légendaires. Il veillait sévèrement à l’exécution des devoirs de vacances. Il émaillait ses observations de fables et de paradigmes qu’il puisait indifféremment dans les folklores anglais, grecs ou turcs. Il partait souvent le dimanche à l’aube, fusil sur l’épaule, juste pour voir disait-il si les cailles ou les perdrix consentiraient à se laisser rôtir. A son retour, vers le milieu de l’après midi, il fallait plumer le gibier. C’était la corvée des enfants. Après s’être changé, il s’installait sous le figuier du terre-plein et sirotait son ouzo tout en égrenant les grains d’ambre de son combologue. (Note 1)

 

C’est au cours de leur deuxième séjour à Finika, et dans les mêmes circonstances, que les enfants l’entendirent annoncer soudain.

- Tancia, j’ai oublié de te dire que ta sœur Alma a décidé de venir rendre visite ici un de ces jours.

 

Une semaine après elle apparut au milieu des vignes. Coiffée d’un extraordinaire chapeau à larges bords. Enveloppée d’un voile de tulle noué sous le menton. Elle représentait aux yeux de ceux qui la connaissaient le type même de l’extravagance mesurée. Beaucoup plus tard Aberdeen tomberait sous le charme de l’étrange sensualité qui se dégageait de son corps et de ses gestes. Pour l’instant, elle n’était que la sœur de sa mère, débordante de gaîté et d’idées farfelues.

- J’arrive tout droit d’Athènes. J’en avais assez de Jean - son mari - et de ses crises d’asthme, en plus de la phtisie. Ses médecins s’en occupent, c’est leur affaire. Il va mourir c’est sûr - que Dieu me pardonne - sans me donner un enfant que je désire de toutes mes entrailles. A quoi servent les prières que je fais à la Sainte Vierge, Tancia, je te le demande. Je deviens folle.

Elle lança d’un geste théâtral son grand chapeau sur une chaise, se fit servir un café et une cuillerée de griottes avec un grand verre d’eau. Elle passa l’après-midi à raconter avec truculence ses malheurs les plus récents et ceux de son entourage immédiat    

Aberdeen qui jouait avec Dolly et Joe pas loin de là, n’arrivait pas à se faire à l’idée que les deux femmes étaient des sœurs. Il se surprit à penser qu’il aurait bien aimé être le fils de tante Alma, et il se sentit gêné.

Tout le temps qu’elle resta à Finika, la maison retentit d’éclats de voix, de rires et d’imprécations diverses. Pol lui-même quand il était présent, semblait heureux de la légèreté et de l’outrecuidance avec laquelle elle bousculait l’ordre établi. Il lui était sans doute reconnaissant de l’occasion qu’elle lui offrait de mettre ses bons principes en vacance pour un temps.

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(1) Ce mot grec désigne le chapelet à boules libres si répandu dans tout le bassin méditerranéen dans les moments de détente. Il est sans doute d’origine arabe, et servait à la récitation du Coran.

 

Elle avait apporté dans ses bagages une pile de journaux grecs spécialisés en crimes crapuleux.  La lecture qu’elle en faisait en présence de tante Louise  et de tante Hedwige venues en visite, terrorisait les enfants qui en captaient seulement des bribes. Il était question d’assassins en fuite, de corps découpés en morceaux, de membres sanguinolents découverts dans les caniveaux et d’autres atrocités plus difficiles à interpréter quand la lectrice baissait la voix en jetant un coup d’œil entendu dans leur direction.

Un matin, elle ramassa ses affaires, s’installa à califourchon sur Hercule et disparut à l’horizon des vignes.

Aberdeen se sentit tout triste comme les jours où le rideau tombait à la fin d’un épisode rocambolesque de Karaghioze, ce théâtre de marionnettes, célèbre en Turquie comme en Grèce.

 

Les deux sœurs ne se ressemblaient manifestement pas. Tancia avait les yeux bleus. Ils étaient sa principale coquetterie.  Il y avait en elle un étrange mélange de mythes antiques, de superstitions diffuses et une foi chrétienne rayonnante. Ses prémonitions, l’infaillibilité avec laquelle elle interprétait les “ signes “ comme elle disait, surprenaient toujours son entourage.

N’avait-elle pas interrompu subitement le rosaire qu’elle récitait dans la Cathédrale de Syra, tout récemment encore, pour se précipiter vers le port où Joe était tombé à l’eau au cours d’une promenade ?

“ Mon chapelet s’était noué. J’ai su qu’il se passait quelque chose. Je suis partie.” avait-elle expliqué simplement.

. Son intérieur, depuis les rites du thé jusqu’aux tissus des sofas ou des fauteuils dégageait un “ air anglais “ qui étonnait amis et voisins.

Elle vouait un culte inconditionnel à la Vierge Marie qu’elle appelait à son secours  en toute occasion. Comme toutes les femmes fortes de sa génération, sa soumission à son mari se limitait à l’exécution de ses volontés expresses. Elle finissait toujours par faire  ses volontés à elle et “ arranger les choses “ à sa façon, par des voies détournées et pleines d’astuce. Cela avait établi entre elle et ses enfants, une merveilleuse connivence que ceux-ci exploitaient malicieusement au besoin. Aberdeen était sans contredit son préféré comme Dolly était la préférée de Pol.

 

Comme le mois d’août tirait à sa fin, les figues noires ou vertes trouvèrent leur place sur la table des petits déjeuners. Dolly elle-même s’était pliée aux instructions précises de son papa. Les prendre par le pédoncule, les couper en quatre et gober successivement les quartiers après les avoir détachés au couteau. Elle avait même fini par aimer l’agacement que procuraient les petits grains qui craquaient sous les dents.

 

Aberdeen retrouva avec joie l’atmosphère studieuse de l’école, les longues récréations, les parties acharnées de balle au camp et les mémorables parties de billes. C’était à qui dépouillerait l’autre de tous ses trésors de verre, d’agate ou de pierre. Il y avait les tireurs d’élite que l’on craignait et contre lesquels on appelait le mauvais sort en traçant des signes cabalistiques sur le sol. Il y avait les maladroits que l’on plumait en un tournemain. Il y avait aussi les tricheurs que l’on rouait de coups en les traitant de tous les noms.

- J’en ai assez de raccommoder vos poches déchirées, se lamentait parfois sa mère. Je vais jeter toutes ces sales billes dans les cabinets.

- Ils ne comprendront jamais, pensait Aberdeen, le plaisir que l’on éprouve à compter ces trésors acquis à force d’intelligence et d’astuce et dont on a l’exclusive propriété.

Une angoisse le saisit soudain au creux de l’estomac. Il se souvint de toutes les billes qu’un policier lui avait confisquées un jour, brutalement.

Il jouait tout seul dans la rue devant la maison. Comme un oiseau de proie, une main s’abattit sur son trésor et l’emporta sans un mot. Bon, il était interdit de jouer aux billes dans les rues. Question de sécurité, disait le règlement. Mais là dans “sa”  rue en escalier, il ne courait aucun danger. Encore un adulte stupide, conclut-il avec rage. Il s’était assis  sur une des marches et s’était juré de partir un jour, comme Ulysse, sur un bateau avec des compagnons moins idiots que ce policier de malheur.

L’idée lui avait été inspirée par ses premières lectures de l’Iliade, le livre de classe dans lequel il venait de commencer l’apprentissage du grec  littéraire. Quand le maître avait montré sur la carte Delmas pendue au mur l’emplacement exact d’Ithaque, il avait découvert tout à coup combien vaste était le monde. L’Union des Républiques Socialistes Soviétiques dont les lettres couvraient la moitié de la carte l’avait fortement impressionné. Il avait décidé qu’il serait explorateur.

 

Peu de temps après son anniversaire, le 29 octobre - jour de la St Narcisse, avait-il lu sur le calendrier - son père s’embarqua pour le Pirée.

- Pourquoi va-t-il là-bas ?

- C’est pour toi !  Il veut trouver un bon chirurgien pour ta jambe. Elle te gène beaucoup, cela se voit 

- Et la classe alors ?

- Tu ne manqueras pas les cours, sois tranquille. Papa veut simplement  retenir une date pour l’opération. Nous irons à Athènes au commencement des vacances.

Tancia avait raison. Plus Aberdeen grandissait, plus sa claudication s’aggravait. Cela avait commencé à Lemnos en 1918. Il avait à peine vingt mois. La grippe dont il souffrait depuis quelques jours semblait guérie. Alors que sa mère le tenait debout sur le lit pour l’habiller, il s’effondra brusquement. Une attaque de poliomyélite venait de se déclarer. Fort heureusement elle n’affecta que la jambe gauche à partir du genou. Les médecins du Corps expéditionnaire n’y purent pas grand chose. Aberdeen boiterait toute sa vie.

“ Il n’y a que dans l’eau que je ne boîte pas fera-t-il remarquer plus tard quand il aura à subir les conséquences de ses erreurs.”

Sa mère ironisait différemment. “ Tu étais déjà, à ton âge, un garçon si dissipé, que le bon Dieu se vit obligé de mettre un frein à tes audaces aventurières.”

 

 

En réalité, il y avait une autre raison au voyage précipité de Pol à Athènes. Bob souhaitait le rencontrer au moment où il serait en visite d’inspection dans la capitale grecque. “ Projet de mutation en cours. Stop. Tu es concerné. Stop. T’attends vendredi au bureau d’Athènes. Stop. “ disait le télégramme que Pol avait fait lire à sa femme. La perspective d’un nouveau déménagement ne l’enchantait guère, mais celle-ci ne pouvait refuser la chance d’une promotion pour son mari. Elle savait par ailleurs quel climat régnait au bureau où Parker soupçonnait tout le monde de convoiter sa place.

Pat Fergusson qui venait souvent à la maison pour jouer au trictrac, ne se faisait pas scrupule de traiter le patron de tête de mouton, de brute épaisse et de vilain parvenu.

- Que le diable l’emporte et que ses os ne blanchissent jamais, concluait-il en grec, tout heureux d’employer les grossièretés qu’il avait apprises.

Certains soirs, après le repas, mis en verve par quelques verres de rétsina, lui et Pol se laissaient aller à l’évocation de leur passé.

C’est ainsi que vint aux oreilles des enfants l’extraordinaire récit d’une chasse mémorable.

 

“ Nous avions chassé durant deux jours du côté de Aghia Phanéroméni raconta son père. Les gibecières débordaient de cailles. Nous étions fourbus de fatigue et de chaleur. Aleco, un de nos compagnons, proposa de fêter la fin de la chasse dans une taverne qu’il connaissait.

“ Tu sais comment finissent ces repas. Cette fois-là ce fut homérique. Nous avions mangé et bu toute la nuit. Tu aurais vu Négroponte danser le sirtaki comme un vrai crétois, un verre plein sur le sommet du crâne. Les claquements de nos mains se répercutaient comme des coups de foudre de l’autre côté de la vallée. La longue table couverte d’un drap avait été installée juste au bord de la terrasse surplombant le ravin exposé à l’est. Le soleil venait de se lever. Aléko se mit à chanter langoureusement la célèbre ritournelle qui vrille les entrailles de tout Grec bien né ” Yalo, Yalo...” que tu as certainement entendue ici.

“ Nous marchions au bord de l’eau - en pensant sans cesse à toi “ dit le refrain.

- Oui, bien sûr, je connais même le couplet par cœur : “ Au creux  de l’écume blanche - ma bien-aimée s’est endormie - Prenez garde vous tous mes compagnons - gardez- vous bien de la réveiller ! “.

- C’est bien celà. Et  à la fin du deuxième refrain,  reprit en chœur et à tue-tête, Aleco lança à la cantonade : “ Allez, c’est l’heure, les enfants. ! Il faut rentrer ! . La bacchanale est terminée ! “. Il était près de six heures du matin. Emportés par le délire dionysiaque qui nous possédait, nous nous saisîmes de la table et nous la balançâmes, avec tout ce qu’il y avait dessus, au fond du ravin. “ Qu’elle aille au diable ! hurla quelqu’un en guise d’épitaphe. Et vive les braves !

 

Aberdeen n’en croyait pas ses oreilles. Il n’avait jamais imaginé que son père fut capable de se livrer à de telles extravagances.

 

* * * * *

 

On était à la mi-juin quand la nouvelle se répandit. James, le fils aîné de George était gravement malade. La fièvre était montée à 40° . Comme sa mère le préparait en attendant le médecin, elle découvrit avec horreur une tache noire, grosse comme une aubergine sur le coude gauche. Pressé de questions, James avoua qu’il s’était blessé sur un rocher en plongeant dans le port où  il s’était baigné avec tous les autres quelques jours auparavant. C’est la peur de se faire gronder qui lui avait cousu la bouche.

Le médecin diagnostiqua une gangrène galopante.

- Je crains qu’il ne soit déjà trop tard, madame. Je vais immédiatement faire venir d’Athènes le sérum nécessaire. Prions pour qu’il arrive à temps. Je repasserai demain.

- Il va mourir mon Dieu. Charon va me le prendre, cria tante Louise.

Et elle alla raviver la flamme qui brûlait devant l’image du Sacré-Cœur.

Aberdeen n’avait aucune idée de la mort d’un proche. Les noyés dans le port de Smyrne ne l’avaient impressionné qu’en tant que spectateur. Il comprenait mal ce que Charon, le gardien des Enfers, avait à faire ici puisque le Sacré-Cœur trônait dans la chambre du malade. Sur le point de retourner chez lui, il fut intrigué par le manège de tante Hedwige. Elle fermait tous les volets de la maison. Dans la chambre de l’agonisant, elle déposa presque religieusement une cruche d’eau sur le rebord de la fenêtre.

 

Les grosses ampoules de sérum que le docteur apporta de bonne heure le lendemain, ne réussirent pas à enrayer le mal. James mourut deux jours après.

Quand Aberdeen entra dans la chambre avec toute la famille, il vit les boîtes sur la commode et pleura de rage. La cruche n’était plus sur la fenêtre. Il apprit plus tard que tante Hedwige l’avait poussée au dehors pour que l’eau répandue rafraîchisse l’âme de celui qui venait de s’en aller.

Assise au coin de la longue table du séjour, tante Louise gémissait doucement.

- Pourquoi m’a-t-il caché sa blessure ? Suis-je une si méchante mère ? Ah ! maudite soit la pierre empoisonnée qui m’a pris mon Jemmo !

Comme Aberdeen s’approchait pour l’embrasser, elle l’assit sur ses genoux, le couvrit de baisers et dit dans son désespoir :

- Désormais c’est toi qui sera mon Jemmo.

Baigné dans le climat tragique du deuil, gêné par le contact humide du corsage noir contre lequel sa tante le pressait, Aberdeen réalisa soudain que les grandes personnes avaient une drôle de façon de disposer de lui. La chaleur d’un sein autre que celui de sa mère le troubla tout à coup. Il s’arracha à l’étreinte et sortit dans le jardin. Parents et voisins allaient et venaient, occupés à préparer la mise en bière de celui qui avait été le compagnon le plus imaginatif dans les jeux interdits ou non, auxquels ils s’étaient exercés depuis leur arrivée dans l’île.

Il erra un instant parmi les allées, et finit par s’asseoir sur la margelle du puits. La silhouette de Stamatia surgit tout à coup dans sa mémoire. Il est debout tout contre la jeune bonne adossée au mur de la salle à manger. Il fait une chaleur caniculaire. Elle a retroussé sa jupe. La tente improvisée s’emplit de l’odeur âcre des poils du pubis imbibés d’urine. Une main impatiente pointe sa verge vers une ouverture charnue. Elle l’attire à elle. Il bute et rebute jusqu’à ce que, jupe vivement  rabattue, la bonne disparaisse vers la cuisine.

Aberdeen ne sait pas comment tout cela a commencé, ni quand. “ Encore une grande personne qui a disposé de moi à sa guise “ se dit-il, et d’un geste rageur il saccagea les branches du chèvrefeuille tout proche.

 

Il faut reconnaître que cette fille des îles, nourrie au sein des déesses mythologiques autant qu’à celui de sa mère, n’avait que faire des principes moraux de ses patrons. Elle profitait des moindres circonstances favorables et des moindres recoins de la maison pour se donner l’illusion des fantastiques copulations auxquelles se livraient les dieux et les déesses qui peuplaient son imagination.

Ces débordements mythologiques ne duraient évidemment que le temps que durent les larcins. Prenaient-ils fin dans l’éblouissement du plaisir du côté de l’instigatrice ? Aberdeen ne le sut jamais. Il était manifestement incapable à son âge de lire correctement ce que le corps et le visage d’une femme racontent en de pareilles circonstances. Ce qu’il ressentait, par contre, reste encore vivant quelque part en lui. Un lancinant aiguillon au creux des reins dont il ne parvient pas à calmer la brûlure.

 

L’avidité des voleurs qu’ils étaient devenus au fil des jours les poussait à plus de risques. Les initiatives qu’Aberdeen prenait dans son impatience de nouvelles sensations, commencèrent à affoler un peu la bonne. Mais les dieux veillaient.

 

L’après-midi avait été particulièrement long et désœuvré. Comme la nuit commençait à envahir l’une après l’autre les pièces de la maison, les enfants se réfugièrent dans la salle à manger, autour de la lampe à pétrole. Les ombres familières se découpaient sur les murs et le plafond. En attendant l’heure du souper, Stamatia choisit de raconter l’histoire de Prométhée. Il voulait à tout prix voler aux dieux le feu qu’ils refusaient d’accorder aux hommes, par pure méchanceté. Il finit par réussir, et les hommes purent enfin travailler le fer, fabriquer des armes et se livrer à la guerre. Furieux, les dieux  firent attacher le voleur sur un rocher et ils donnèrent l’ordre à un aigle immortel de lui ronger le foie. Le foie ne s’épuisait jamais. Plus l’aigle en mangeait, plus il en restait .

Tandis que le récit avançait, l’ombre des grandes ailes de l’aigle qu’Aberdeen voyait sur le mur d’en face, devenait plus menaçante. A son habitude la conteuse ne se tut qu’après avoir ajouté un aphorisme approprié à l’histoire.” Il est impossible d’échapper à la volonté de Zeus “

 

* * * * *

 

Aberdeen pouvait pas imaginer alors toutes les implications de cette histoire célèbre. Il y a là mille correspondances avec le feu d’amour, objet séculaire de convoitise, perpétuel prétexte d’affrontements, cause sans cesse renouvelée de souffrances au milieu de répits plus ou moins durables.

Le mythe de Prométhée que la bonne racontait selon la version d’Hésiode ou d’Eschyle, peu importe, ouvre d’autres pistes d’interprétation.

Par quelle alchimie culturelle se fait-il que parmi les expressions dont dispose le grec moderne pour manifester un  extrême attachement à quelqu’un, on en trouve une qui fait référence au foie ?  Aberdeen a  cent fois entendu sa mère et bien d’autres personnes appeler l’un ou l’autre de leurs intimes “ Dzighérimou ! “ L’exclamation s’interprète en français soit en “ ô ! mon foie “, soit en “ oh ! mon foie “. Il y a  tout lieu de penser aujourd’hui qu’en ce qui concerne Prométhée, c’est la deuxième interprétation qui rendait compte de la terreur que lui inspirait l’aigle chaque fois que celui-ci fondait sur le malheureux. 

 

 

Le lendemain fut un autre jour, et quelques autres suivirent sans que personne ne vit une quelconque relation entre l’histoire du feu volé et l’arrivée inopinée du père de Stamatia. Avait-il été convoqué par les Clarke ou avait-il simplement jugé le moment venu de reprendre sa fille de l9 ans pour la donner à celui auquel il l’avait promise ?

Elle réunit sur le champ ses affaires et retourna dans son pays.

 

Bien des années plus tard, Aberdeen apprit de la bouche de sa mère qu’elle y vivait heureuse, entourée d’une ribambelle d’enfants. Il ne se souvient pas d’avoir jamais éprouvé de regret à la suite de son départ. Seule persista longtemps en lui l’amère frustration si commune aux enfants auxquels on retire de la bouche un fruit convoité.

 

La fin de l’année scolaire arriva rapidement. Aberdeen avait tout fait pour obtenir le Prix d’excellence. Il tenait à prendre sa revanche sur « le croque-mort » et il réussit.

Puis ce furent les préparatifs du voyage à Athènes. A vrai dire la perspective d’une intervention chirurgicale l’angoissait profondément. Il savait que son père avait choisi le meilleur chirurgien disponible. Le plus cher évidemment. Il n’hésita pas à emprunter l’argent nécessaire. Ne pouvant s’absenter du bureau, il fut décidé que Tancia ferait le voyage à sa place.

- Louise a accepté de prendre les enfants chez elle pour quelques jours, m’as-tu dit. C’est un bon arrangement. Tu sais Tancia que je ne peux pas m’occuper d’eux puisque c’est encore ma quinzaine de nuit. Tout se passera bien, si Dieu veut.

 

Deux jours plus tard ils débarquèrent au Pirée. John Scalia les attendait au pied de la passerelle. La mère d’Aberdeen avait profité des longues heures de la traversée pour lui parler de son parrain. Il faisait partie du petit nombre de smyrniotes qui avaient trouvé du travail à Lemnos pendant la guerre. A la naissance d’Aberdeen il n’y avait aucune autorité civile sur l’île, et encore moins de prêtres catholiques. Pour déclarer l’enfant il fallut attendre qu’un navire de guerre  ayant un aumônier catholique à bord jetât l’ancre à Moudros. John Scalia fut choisi comme parrain. Le chapelain procéda à l’ondoiement - le baptême proprement dit n’aurait lieu que plus tard, à Smyrne même. L’acte fut consigné sur un feuillet arraché à un quelconque carnet de bord qui porte le sceau de l’Amirauté, le nom du parrain et la signature du chapelain. Le tout authentifié par le commandant du navire de Sa Majesté britannique. Cet original “ certificat de baptême “ intriguera plus tard tous ceux auxquels Aberdeen le présentera.

La guerre finie, John retourna à Smyrne et s’y maria. A l’occasion d’un voyage à Paris, il passa une après-midi sur le champ de courses. Le soir, il était riche à millions. Il venait de gagner, sans le vouloir pour ainsi dire, le Grand Prix de l’Arc de Triomphe.

Il s’installa à Athènes au troisième étage d’un des immeubles qui entourent la Place Omonia. La première chose qu’Aberdeen et sa mère virent en pénétrant dans le vaste salon luxueusement meublé, ce fut une carte postale trônant sur le pianola. A califourchon sur le sommet de la Tour Eiffel couronnée du drapeau français, son parrain brandissait un billet sur lequel on ne distinguait qu’une longue liste de zéros.

Le reste de l’appartement les fit réfléchir  aux conditions dans lesquelles ils vivaient à Syra. On tournait un bouton, et des lampes et des lustres s’allumaient comme par magie. On ouvrait un robinet, et aussitôt de l’eau coulait en abondance. Si on voulait boire, on n’était pas obligés de remonter du fond d’une citerne les bouteilles qu’on y avait plongé : une glacière fournissait aussitôt un choix de jus de fruits et de limonades.

Le pianola retint un moment Aberdeen. Il suffisait d’abaisser une manette pour écouter de la musique pré-enregistrée. L’instrument joua d’abord un air populaire connu, et enchaîna sur ce que son parrain appela de la grande musique, en citant un nom qu’Aberdeen ne se donna pas la peine de retenir

- De toute façon, se dit-il ce n’est pas beau. Ca sonne faux. Et il arrêta la mécanique.

 

Le lendemain matin, quand il déplia sa serviette au petit-déjeuner, il découvrit une petite boîte cachée dans ses plis. Elle contenait une magnifique montre-bracelet.

- Elle est à toi. Je veux qu’elle te tienne compagnie à l’hôpital et que tu te conduises comme un grand garçon.

.Il remercia poliment et sentit que la peur qui jusque- là ne le serrait qu’à la gorge, était descendue dans ses entrailles.

Il restait une journée à passer. Elle fut interminable. Il erra d’une pièce à l’autre, en  quête d’une occupation  qui put calmer son angoisse. Il aurait aimé qu’on lui parle pour l’aider à se débarrasser de la drôle d’impression qui lui collait au ventre. Le souvenir des pieuvres qu’il avait vues un jour plaquées aux mains des pêcheurs, hantait son imagination. Ils les tuaient en les frappant violemment contre une pierre. Il savait qu’il n’avait ni la force ni le savoir-faire des tueurs de pieuvres.

Il aurait surtout aimé la pression d’une étreinte qui le rassurerait. Chaque fois qu’il s’approchait  du groupe des femmes qui bavardaient futilement au sommet de l’escalier de fer, derrière la maison, sa mère et la femme de son parrain le priaient gentiment d’aller jouer un peu plus loin. Elle ne semblait pas entendre ce qu’il essayait de leur dire sans paroles.

Dépité par ses tentatives infructueuses, il se réfugia dans le couloir des chambres. Il se jeta à plat ventre, et s’imagina en train ne nager à Finika. La fraîcheur du carrelage de marbre lui parut délicieuse. Tandis qu’il progressait à grandes brassées, de son bas- ventre collé au sol monta en lui un bien-être qui lui rappela quelque chose. Soudain, son poignet heurta le pied d’un guéridon. Le verre  de sa montre fut réduit en morceaux. Il fondit en larmes en proie à un chagrin incontrôlable.

- Ce n’est rien mon enfant, dit sa mère tout en essayant de le calmer. On remplacera ce verre sans difficulté.

- Ton parrain  t’achètera une autre montre, plus belle encore, dit tante Catherine. Il ne faut pas pleurer pour si peu.

Comment leur expliquer ? Il se moquait bien de sa montre. Il avait mal ailleurs. Il fut tout de même heureux de constater qu’on s’occupait enfin de lui. Il fit durer le plaisir.

 

Dans la grosse limousine qui le conduisait à l’hôpital, Aberdeen avait écouté avec plaisir les histoires amusantes que son parrain avait racontées pour le distraire. Tancia et lui avaient échangé quelques phrases où il était question d’un certain Vénizélos qui intriguait contre la République, mais Aberdeen n’avait rien compris.

 

 

Il était maintenant étendu sur le chariot que l’on poussait vers le bloc opératoire. Il savait que le chirurgien lui sectionnerait le tendon d’Achille et qu’il essaierait de redresser au maximum le coup-de-pied On l’installa sur la table d’opération. Sa mère, assise à ses côtés, posa près de sa tête une image de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Autour d’eux, les infirmières rangeaient des instruments, déplaçaient des objets étranges tout en jetant un œil inquiet sur la pendule accrochée au mur. Quelqu’un dit: “ On attend le chirurgien.” De longues minutes s’écoulèrent. La porte s’ouvrit enfin. 

- Pardonnez mon retard, il y a un monde fou en ville. Il ôta sa veste et  s’approcha du petit lavabo pour se laver les mains.

- Sophie, avez-vous apporté le chloroforme ? Lança-t’il d’une voix neutre en s’essuyant les mains.

Sophie était en train de poser le masque d’ouate sur le visage d’Aberdeen.

- Mais, docteur, vous m’aviez bien assuré hier que vous vous en chargiez vous-même !

- C’est vrai. Dans ce cas, je vais le chercher. Il remit sa veste  et sortit en maugréant. Une demi-heure après il était de retour. On fit sortir la maman et l’infirmière anesthésiste commença à asperger de chloroforme le masque d’ouate.

- Ne crains rien, ça ne fait pas mal. Compte lentement : un, deux...

La voix pâteuse du patient en était à dix quand il sentit le doigt de l’infirmière s’enfoncer prudemment dans son orbite droite. Il fit un mouvement de la tête et tenta de continuer. Quelques instants après, le doigt sonda à nouveau son orbite, et à la seconde qui suivit, il ne sentit plus rien.

 

Les détails de cette aventure restèrent si vivement inscrits dans sa mémoire qu’Aberdeen prit plus tard un malin plaisir à les raconter par le menu aux infirmières  qui le soignèrent avant ou après les interventions chirurgicales qu’il eut à subir. Et remarquez, ajoutait-il, que cela se passait sous la responsabilité du  meilleur et du plus cher chirurgien  d’Athènes.

 

Quand il se réveilla, sa mère lui souriait. A travers le voile qui flottait devant ses yeux il réussit à distinguer la rangée de lits qui faisaient face au sien. Sa jambe était lourde, et le plâtre humide très désagréable. Vers midi, il commença à s’agiter. Une douleur sourde envahissait sa jambe. Il lui semblait qu’on la serrait dans un étau. A sa mère qui s’inquiétait, l’infirmier de service expliqua  qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.

A l’extinction des lumières, la douleur devint intolérable. Il se mit à gémir puis poussa quelques cris étouffés. Sa mère ne savait que faire pour le calmer.

- Essaye de dormir mon enfant 

Elle déplaçait l’un ou l’autre des coussins qui calaient sa jambe. Les autres malades commencèrent à s’impatienter et protestèrent énergiquement quand il se mit à hurler de douleur. Il était deux heures du matin. La garde de nuit alla réveiller l’interne de service.

- Qu’est-ce que c’est que ce vilain petit garçon  qui tient éveillé tout  le monde à cette heure !

Il  administra une piqûre de morphine et ajouta :

- Tu vas dormir maintenant  et nous verrons cela demain.

 

Le médecin constata une enflure anormale de la cheville. Il incisa le plâtre à cet endroit et se tournant vers Tancia se contenta d’ajouter :

- Cela suffira je crois. S’il est nécessaire, imbibez le plâtre de vinaigre et taillez avec de bons ciseaux.

Aberdeen n’était pas au bout de ses peines. Bien après le retour à Syra, une plaie gangreneuse se forma au niveau du mollet. D’insupportables démangeaisons l’avaient obligé de se servir d’un manche de cuiller pour les soulager.  Elle mit longtemps à se cicatriser.

Ni lui ni sa mère ne voulurent s’attarder à l’hôpital. La limousine du parrain  les conduisit jusqu’au Pirée où ils s’embarquèrent pour Syra.

 

La traversée se fit de nuit. Une terrible tempête soufflait sur la Mer Egée. Sa mère ne put s’empêcher de penser à celle qui avait failli l’engloutir dix ans auparavant alors qu’elle allait rejoindre son mari à Lemnos. 

Aberdeen qui avait fini par s’endormir malgré le bruit du vent, les coups de boutoir des vagues et les craquements de la coque, fut réveillé par le profond silence qui régnait maintenant autour de lui.

- Nous sommes arrivés mon enfant, Dieu soit béni. Papa va venir nous chercher.

Il était cinq heures du matin. Pol s’était arrangé pour monter à bord. Il prit son fils dans ses bras et le porta au pied de la passerelle où un porte-faix, loué pour la circonstance, les attendait. Tandis que le groupe grimpait les rues en pente de la ville endormie, Aberdeen sentait tout près de son visage l’haleine chaude de son porteur. Elle était mêlée d’odeurs de sel et d’algues.